Portrait de la jeune fille en feu (2019) Céline Sciamma
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Portrait de la jeune fille en feu (2019) Céline Sciamma
La femme qui aimait les femmes
On a découvert Céline Sciamma il y a plus de dix ans, avec Naissance des pieuvres, dans la section Un certain regard du Festival de Cannes. C’était son premier long-métrage, et elle choisissait d’y dépeindre les premiers émois de deux adolescentes, dont l’une était incarnée par Adèle Haenel. Quatre ans plus tard, elle décide de s’intéresser avec Tomboy, sélectionné au Festival de Berlin, à une jeune fille encore plus jeune, qui commence à peine son adolescence et ne s’identifie pas vraiment aux codes genrés qui lui sont attribués par la société. Le trouble est une fois de plus à l’honneur dans ce portrait familial tout en nuances. Puis en 2014 sa Bande de fille, cette fois sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, interroge la place des jeunes femmes dans l’univers masculin de la banlieue parisienne. Il faut attendre ce Portrait de la jeune fille en feu pour la voir débarquer en Sélection officielle au Festival de Cannes, où elle décroche le Prix du Scénario.
Dans une frêle embarcation qui se dirige vers les côtes bretonnes au XVIIIe siècle, Marianne est la seule femme. À la faveur de déferlantes particulièrement violentes, le paquet qu’elle transporte, protégé par des planches, tombe dans la mer. Elle n’hésite pas à plonger dans l’eau pour aller récupérer son outil de travail : il s’agit en effet de toiles, objet indispensable à la peintre pour son travail. Arrivée sur la côte, elle demande son chemin et monte un chemin escarpé pour arriver dans un château isolé en haut d’une colline. Elle est accueillie par une femme de chambre qui lui indique la pièce où elle va séjourner et la laisse seule pour se sécher. Marianne fait alors un feu de cheminée, vérifie l’état de ses toiles et se réchauffe tant que faire se peut. Elle se décide à découvrir les pièces de la demeure et parvient à trouver la cuisine, où, guidée par sa faim, elle se sert un morceau de pain accompagné de fromage.
Il est fort possible que Portrait de la jeune fille en feu soit un des films les plus truffaldiens que l'on ait vu récemment sur les écrans de cinéma. Céline Sciamma assume ici pleinement ses inspirations esthétiques tout en se démarquant assurément de cette figure tutélaire. Pour preuve, le son du long-métrage, proprement remarquable, tant il met en valeur les éléments environnants. Les vagues de l’océan déferlent, le vent bruisse dans la Lande, les soupirs exhalent (et les corps exultent), les tissus se frôlent. Tout comme dans Les deux anglaises et le Continent ou L'histoire d'Adèle H, la réalisatrice nous fait comprendre que film en costume ne signifie aucunement rigidité ou formalisme vain. Ou alors se trompe-t-on, et faut-il voir dans ce romanesque échevelé un hommage aux films d'une Andrea Arnold, version Hauts de Hurlevent, ou d'une Jane Campion, dont le versant romantique n’est pas à démontrer.
Un indice de plus pour nous signifier le féminisme assumé d'une metteuse en scène radicale et talentueuse, qui n'hésite pas à afficher de la nudité féminine sans que cela ne semble aguichant ou des baisers entre femmes hors d'une vision phallocentrée comme il est trop souvent d’usage. Car des femmes il n'y a que ça dans Portrait de la jeune fille en feu, mis à part quelques ombres masculines, anecdotiques, à la fin du film. Tout ceci ne fait qu'appuyer un propos simple, non seulement une passion lesbienne, magnifique et qui nous vrille l’âme lors d’une scène où la musique prend soudainement toute son ampleur, mais aussi une histoire de sororité. Le film nous raconte ainsi ces mariages arrangés ou forcés, ces femmes qui devaient avorter dans des conditions affreuses ou qui devaient abandonner leur pays d'origine. Si le propos est éminemment d’actualité, il est aussi de bon ton de mettre ici les pendules à l’heure sur ces peintres femmes, nombreuses figures que l’Histoire a oubliées.
Et en fait pourquoi chercher dans Portrait de la jeune fille en feu des références extérieures quand on est en présence d’une réalisatrice aussi singulière que Céline Sciamma ? Elle porte ici un regard plein d’attentions sur son ancienne compagne Adèle Haenel, qui trouve ici un rôle à sa mesure et construit définitivement un très beau parcours d’actrice. La découverte du personnage par le spectateur est épatante, tant on l’attend durant de nombreuse scènes avant que sa silhouette, puis son visage, ne nous soient progressivement dévoilés. En face d’elle une actrice prodigieuse est de tous les plans, il s’agit de Noémie Merlant. Celle que pour l’instant nous avons vu notamment chez Marie-Castille Mention-Schaar effectue ici une performance d’actrice tout en nuance, ne s’imposant jamais tout en étant de tous les plans. Elle démontre un talent certain, et l’on ne manquera pas de suivre sa carrière pleine de promesses.