Inland Empire (2006) David Lynch
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Inland Empire (2006) David Lynch
Dans la tête de David Lynch
Autant le dire une fois pour toutes : on sort de la vision de Inland Empire comme après un bon vieux trip sous acide qui durerait trois heures. Ne pas chercher à comprendre, ne pas analyser, juste savourer les émotions, brutes. Des prochaines relectures, de prochains visionnages, qu’on attend déjà avec impatience, nous permettront plus tard de reconstruire ce capharnaüm apparent (mais pourtant ô combien rigoureusement construit, tout paradoxal que cela puisse paraître). Parce que comparés à celui-ci, les deux précédents opus de David Lynch, à savoir Lost Highway et Mulholland Drive, sont transparents comme de l’eau de roche, c’est dire. Une énigme reste insoluble : comment un imaginaire aussi barré a-t-il pu produire des films aussi linéaires que Elephant man et Une histoire vraie ? Pourtant, ne pas croire ses détracteurs : il y a une histoire dans Inland Empire.
Tout commence avec Nikki, une actrice vivant à Hollywood et ayant épousé un homme riche. Elle reçoit un jour la visite de sa nouvelle voisine (Grace Zabriskie, la mère de Laura dans Twin Peaks, qui nous rappelle ici combien elle nous manque). Celle-ci lui tient un discours pas vraiment cohérent, où elle lui parle d’un film que Nikki doit tourner et la met en garde contre la dangerosité de l’opération. Et effectivement, Nikki reçoit le lendemain un coup de téléphone de son agent lui apprenant qu’elle va tourner ce fameux film. Le premier jour de tournage, un bruit étrange se fait entendre dans les coulisses ; son partenaire Devon va voir ce qu’il en est, apparemment pas grand chose. L’équipe poursuit le tournage comme si de rien n’était, Nikki et Devon devenant de plus en plus proches au fur et à mesure que le film se construit, et là tout déraille.
Dans les films de David Lynch, il y a des acteurs qui jouent des personnages qui sont eux même des acteurs interprétant des personnages. Et dans Inland Empire, ces personnages ont eux-même leur propre vie. Où est la réalité, où se place la fiction, on n’en a cure : la frontière est si ténue de toutes manières que l’une et l’autre finissent fatalement par se rejoindre d’une manière ou d’une autre. Ce qui importe, ce sont les interactions entre les différents niveaux de perception. Les démons des uns nourrissent les phobies des autres, l’espace et le temps sont continuellement mélangés, créant des brèches (voire des abysses) impossibles à colmater. David Lynch est un grand joueur : il réunit dans un savant dosage un soupçon de Luigi Pirandello, une larme de Franz Kafka, quelques gouttes d’Eugène Ionesco et une pincée de Lewis Caroll pour concocter un mélange explosif et totalement jouissif.
Dans Inland Empire, David Lynch s’amuse avec les identités, les mobiles et les modi operandi (soit qui est qui, pourquoi, comment), l’espace-temps (est-on aujourd’hui, hier, demain), l’image (on est au plus près des acteurs, sentant pratiquement leur souffle et leur respiration haletante), le son (un cœur qui bat, une partition musicale encore une fois à tomber de Angelo Badalamenti), la narration et le montage (saccadés, mélangés). Il s’amuse malicieusement à casser le fil émotionnel (toujours tendu à l’extrême, prêt à exploser à tout moment) en provoquant soudainement un rire, une peur, une sensation inattendue (forcément inattendue puisque le spectateur est en permanence paumé). Et au-dessus de tout ça survole une actrice, Laura Dern, dont on avait oublié combien elle avait de potentiel. Le challenge est de taille : c’est pas un rôle qu’elle doit jouer, mais deux, voire bien plus.
Elle puise dans sa palette d’actrice protéiforme une multitude d’émotions, est toujours à 100 % dans son rôle, oui mais quel rôle ? On imagine toute la difficulté qu’elle a dû ressentir en lisant un scénario aussi barré (d’ailleurs, il n’y en avait pas, ça simplifie les choses), et pourtant elle évolue dans cet univers onirique comme un poisson dans l’eau. Pour les surprises des quelques apparitions parfois subreptices, mieux vaut laisser vierge de tout commentaire. D’aucuns vont gloser sur l’absence totale de cohérence d’un film qui n’a ni queue ni tête, ceux là seront passés à côté d’une œuvre prodigieusement foisonnante et utile. Heureusement qu’il existe encore quelques rares auteurs comme David Lynch pour nous offrir des propositions de cinéma, des productions à mille lieux du pré-mâché habituel des grands studios hollywoodien (un des thèmes cruciaux du film d’ailleurs, qui l’eut cru…). Les grands films ont ça en commun qu’ils laissent un souvenir prégnant après leur projection. À n’en pas douter Inland Empire en fait partie.