Les damnés (1969) Luchino Visconti
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Les damnés (1969) Luchino Visconti
De bruit et de fureur
Huitième long-métrage de Luchino Visconti, qu’il réalise 25 ans après son premier film, Les damnés se voulait comme le premier opus d’une tétralogie. Finalement ce ne sera qu’une trilogie, dont le deuxième opus sera deux ans plus tard avec Mort à Venise et qui sera conclue par Ludwig, le crépuscule des dieux. Les trois films aux thématiques germaniques, qui ont pour inspiration Richard Wagner et Thomas Mann, ont en commun les acteurs Helmut Berger et Dirk Bogarde. Le titre original du film, La caduta degli dei, est une référence directe au Crépuscule des dieux de Wagner tandis que le personnage de nazi Aschenbach aura le même patronyme que le protagoniste de Mort à Venise. D’autres sources d’inspirations peuvent se retrouver dans la famille d’industriels allemands Krupp, qui vont se rallier aux nazis et dont un membre éminent fera partie des SS, ou bien dans Les Buddenbrook de Mann, mais aussi dans des ouvrages de Fiodor Dostoïevski et de l’autrichien Robert Musil.
Dans la maisonnée des Essenbeck, tout le monde se prépare pour la soirée d'anniversaire du grand-père, Joachim, patron de la société d’aciéries. Ses deux petites-filles lui offrent un spectacle de danse pour l'occasion, tandis que son petit-fils Günther monte sur scène pour un récital de violoncelle. Son autre petit-fils Martin, quant à lui, se produit grimé en femme pour un numéro de cabaret qui n'a pas l'air de lui plaire, mais le spectacle est interrompu par l'annonce de l'incendie du Reichtag. Lors du dîner, Joachim annonce que, pour plaire aux officiels au pouvoir, il va nommer le père de Günther, son fils aîné Konstantin, à la place d’Herbert, le fils de sa nièce Elizabeth, actuel directeur qui ne cache pas ses oppositions au régime nazi. Tandis que Konstantin demande à Günther d’arrêter ses études et que Martin joue un jeu équivoque avec sa très jeune cousine, on apprend que Martin va bientôt être poursuivi par la police pour être emprisonné.
Un sentiment de malaise se dégage de la vision des Damnés, œuvres phare, inspirante et inspirée. Le sujet est fascinant, et il n’avait alors que peu fait l’objet de traitement cinématographique. Le film, construit en trois partie, peut très facilement être daté, puisqu’il retranscrit dans les grandes lignes l’ascension d’Adolf Hitler et de ses troupes. Il débute la nuit de l’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, met en scène l’autodafé du 10 mai 1933, puis reconstitue la nuit des longs couteaux, qui eut lieu le 30 juin 1934, pour ensuite évoquer les camps de concentration, au travers du destin tragique du personnage d’Elizabeth, brillamment incarné par une Charlotte Rampling lumineuse. En trame de fond se jouent les rivalités entre la Sturmabteilung (plus communément appelée SA) et l’armée, personnifiée par la Schutzstaffel (SS), tandis que le nœud de la guerre sera le contrôle de l’industrie, et donc de la fabrication d’armes.
L’intelligence du scénario des Damnés est de mettre en scène cette portion majeure de l’histoire allemande au travers du prisme, intime, d’une famille de riches industriels, qui plus est aristocrates. Ce dernier point n’est pas si anecdotique que cela au regard de la figure de Luchino Visconti, aristocrate italien qui ne cache pas ses amitiés communistes et qui n’aura de cesse dans sa filmographie de mettre en scène les déchéances de personnages de cette classe. En l’occurrence, tous les protagonistes sont ici viciés, en premier lieu Martin, pédophile incestueux et tourmenté, superbement incarné par Helmut Berger. Sa mère n’est pas mieux lotie, avec sa soif de pouvoir et son absence de sens moral, et dont la pâle figure d’Ingrid Thulin, surtout à la fin du film, hantera bien des cinéphiles. Quant aux nazis, ils sont terrifiants de froideur et de cynisme, et le rôle d’Aschenbach marquera d’ailleurs nettement la carrière d’Helmut Griem.
Le malaise que l’on ressent devant Les damnés provient de ses thématiques, mais également du traitement magistral accordé par Luchino Visconti pour raconter son histoire. Fidèle à son savoir-faire, il incorpore dans son film un esthétisme radical qui frappe le spectateur. La beauté des images est stupéfiante, de nombreux plans étant comparable à des tableaux de maître. Comme dans la plupart de ses long-métrages, le réalisateur italien fait appel à des chefs opérateurs de renom, Pasqualino De Santis et Armando Nannuzzi, qui mettent en valeur les costumes et les décors opulents dans lesquels évolue le récit. Ce baroque se retrouve également dans l’homo-érotisme qui baignent de nombreuses scènes, en particulier cette impressionnante scène orgiaque où les corps des militaires sont mis en valeur de façon outrancière. Cette dichotomie constante entre beauté et laideur ne fait qu’accentuer l’étrangeté d’une œuvre majeure et magnifiquement dérangeante.