Retour à Reims [fragments] (2021) Jean-Gabriel Périot
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Retour à Reims [fragments] (2021) Jean-Gabriel Périot
La fin d’une conscience de classe
Le travail documentaire que Jean-Gabriel Périot exerce depuis une vingtaine d’années est basé sur des archives. Ses thèmes vont des Black Panthers au femmes tondues après la Seconde guerre mondiale, des Fractions armée rouge à l’éducation. Quand il a lu Retour à Reims, le best-seller sociologique écrit par Didier Eribon en 2009, il s’est particulièrement identifié à ce parcours. Lui-même a grandi dans une famille appartenant au bas de l’échelle sociale et est devenu intellectuel, et même artiste en allant vivre à Paris. En tant qu’homosexuel, les propos que développe le sociologue dans ses Réflexions sur la question gay l’ont peut-être touché. Pour schématiser grossièrement, Eribon y insiste sur le rôle de l’insulte, comme une étape cruciale pour beaucoup de personnes se revendiquant de la communauté LGBT dans leur développement personnel. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, Retour à Reims [fragments] est la première adaptation cinématographique de l’ouvrage, celui-ci ayant déjà eu des avatars scéniques au théâtre.
Depuis trente ans, Didier Eribon n’est plus retourné à Reims, sa ville natale. Habitant Paris, et voyageant régulièrement, il a gardé un contact tenu avec sa famille, et en particulier sa mère. Il la retrouve lors des funérailles de son père, et elle lui raconte sa vie. Alors qu’il ne savait pratiquement rien de sa jeunesse, elle tient à lui transmettre son histoire, qui est liée à celle de ses grands-parents. Car l’aïeule de Didier grandit dans une famille pauvre, et tombe enceinte tôt, devenant un paria au sein même de son milieu. Bientôt quittée par son amant, elle élève sa fille comme elle peut, devenant mère célibataire à une époque où cela ne se faisait pas mais tenant malgré tout à garder sa liberté. Elle aura même une liaison avec un officier allemand durant la guerre, ce qui lui vaudra d’être tondue à la Libération. La mère de Didier, quant à elle, cultive des rêves d’éducation, que la réalité va très vite détruire, la contraignant à travailler comme bonne dans une maison de bourgeois.
Le début de Retour à Reims [fragments], qui nous raconte les trajectoires de la mère et de la grand-mère de la personne qui nous raconte cette histoire, est tout à fait passionnant. Ces deux femmes issues de milieux populaires ont dû batailler pour survivre dans un quotidien hostile. L’une doit faire des ménages, et subit le harcèlement de son employeur, quand l’autre n’a d’autre choix que d’arrêter les études pour travailler. La première subit les quolibets de la foule lorsqu’elle est tondue après-guerre tandis que l’autre est battue par son mari alors qu’elle est contrainte à un emploi du temps dédoublé, entre l’usine et le travail domestique. Notons d’ailleurs que la personnalisation et l’individualisation de ces deux parcours n’a que partiellement de sens. Le spectateur comprend très vite qu’au-delà de ce récit, pourtant éminemment personnel, se dégage un portrait de classe. C’est tout le talent du sociologue que d’établir des faits généraux à partir de ces vies sacrifiées.
Un incessant balancement s’opère ainsi, dans Retour à Reims [fragments], entre l’individuel et le collectif. Petit à petit, au fur et à mesure de ces passionnantes confidentes féminines, où prédomine un discours féministe accentué par le fait qu’Adèle Haenel nous raconte ses histoires, on se rend compte que Jean-Gabriel Périot établit des généralisations pour nous parler de la classe ouvrière. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est de comprendre comment au fil des ans ils ont perdu une conscience de classe, et pourquoi toutes ces classes populaires ont basculé politiquement d’un extrême à l’autre. Il met clairement en cause ce qu’il nomme la gauche « traditionnelle », qui à partir de l’élection de François Mitterrand a délaissé les plus pauvres de son électorat. L’analyse n’est pas nouvelle, et elle est un peu trop rapidement développée, mais sa force est encore d’actualité. On sent bien que le contexte a motivé le réalisateur à accentuer ce propos, qui existe déjà dans Retour à Reims.
On ne peut faire un parallèle entre l’ouvrage qui a inspiré Retour à Reims [fragments] et l’adaptation qu’en a fait Jean-Gabriel Périot. Il choisit un angle particulier, celui du politique et du social, qui est déjà prégnant dans l’essai de Didier Eribon, éludant visiblement délibérément la dimension personnelle du livre. Si le documentaire débute par la première personne, introduisant habilement les destins familiaux du narrateur, celui-ci s’estompe très vite pour porter la voix de sa mère et de sa grand-mère. C’est d’ailleurs intéressant d’écouter avec les intonations féminines d’Adèle Haenel les mots initialement rédigés au masculin. Si cela participe au caractère généraliste du propos, on se demande toutefois si le réalisateur n’aurait pas pu jouer de ce biais pour accentuer la dimension genrée du propos. Car il occulte le fait que Retour à Reims nous parle aussi d’orientation sexuelle et de genre, Eribon liant la honte de la découverte de son homosexualité à celle de sa conscience ouvrière, et par la suite de son statut de transfuge de classe.