Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)
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Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)
Les apparences sont trompeuses et les "Mein Kampf de l'ouest" (pour reprendre une expression employée à propos de "L'homme des hautes plaines") ne sont pas ceux que l'on croit. D'un côté de jeunes réalisateurs branchés peuvent faire passer leurs positions troubles comme une lettre à la poste. Je pense par exemple à "Whiplash" sur lequel j'ai eu tout récemment une discussion fort animée avec deux de ses ardents défenseurs. Pour mémoire dans le film, un jeune batteur jugé par son prof de musique trop tendre doit endurer toute une série de sévices physiques et psychologiques pour extirper la "tarlouze sodomite" qui est en lui et devenir le meilleur en son domaine ce qu'il finit par atteindre lors d'une scène finale en apothéose qui valide les idées et les méthodes de ce prof. Pourtant jamais "Whiplash" n'a été jugé fasciste ni même homophobe.
De l'autre il y a des réalisateurs qui parce qu'ils ont la tête de l'emploi, des positions politiques conservatrices et ont joué du flingue au cinéma ont subi durant tout ou partie de leur carrière des accusations réitérées de machisme, de fascisme et de nazisme. Evidemment Clint Eastwood est de ceux-là, sa personnalité ayant été assimilée à celle de l'homme sans nom des films de Léone et encore plus avec celle de l'inspecteur Harry. Or les films qu'il a réalisé plaident pour une tout autre version du bonhomme. Prenons l'exemple de "Gran Torino" qui est l'un des films de lui que je préfère.
Dans un premier temps, Clint Eastwood s'y moque de lui-même ou plus exactement de l'image réac que l'on a de lui. Il va donc l'exagérer en campant un vieux con misanthrope, aigri, chauvin, raciste et bas been qui passe plus ou moins son temps à cracher, astiquer sa Gran Torino et ses armes (deux symboles de l'Amérique conservatrice) et maugréer contre ses voisins asiatiques qu'il ne peut pas souffrir et traite de tous les noms. Ce sens de l'autodérision atteint son sommet lorsque l'un de ses fils vient lui proposer des objets pour personnes âgées et des brochures pour des maisons de retraites.
Dans un second temps, il va déconstruire cette image point par point. Il prend sous son aile Thao, le fils de ses voisins Hmong*, un adolescent peu sûr de lui et harcelé par ses cousins qui font partie d'un gang qui veut lui imposer sa loi à sa famille matriarcale. La transmission filiale est un thème cher au cinéaste, lui qui se situe dans une continuité certaine avec le classicisme hollywoodien tout en conservant une farouche indépendance d'esprit ce qui lui donne d'autant plus la liberté de tendre la main à des jeunes exclus du système. Ensuite, dans ce qui est un film avant tout testamentaire, il reprend tous les codes du vigilante movie auquel il a été si souvent associé pour mieux les déjouer lors d'un acte final sacrificiel rédempteur christique devenu culte. Le portrait de cet ancien combattant de la guerre de Corée ayant travaillé un demi-siècle chez Ford, bref celui de l'américain modèle travailleur et patriote aboutit paradoxalement à une vision désenchantée de l'Amérique: il est hanté par les crimes de guerre qu'il a commis, voit le quartier de Détroit où il a toujours vécu se transformer en ghetto, ne parvient pas à communiquer avec sa famille biologique et la religion chrétienne ne lui est d'aucun secours. Bref il ne peut s'appuyer sur aucune des valeurs fondatrices de l'Amérique traditionnelle. En revanche il trouve du réconfort dans la convivialité de ses voisins et le chaman local parvient sans difficulté à le percer à jour ce qui le bouleverse. C'est à ce moment précis qu'il comprend qu'il a bien plus de choses en commun avec les Hmong qu'avec sa propre famille américaine. Enfin le personnage clé de Sue, la grande sœur de Thao reflète assez bien l'amour teinté d'estime voire d'admiration que le cinéaste porte aux femmes en total décalage là encore avec son image de macho. Des femmes fortes, déterminées à s'en sortir, pleine de perspicacité dont il prend toujours la défense et avec lesquelles il établit une relation de tendre complicité. Sue l'appelle presque aussitôt Wally en dépit de son comportement d'ours mal léché parce qu'elle est la première à le percer à jour, c'est d'ailleurs elle qui l'introduit dans sa famille, lui sert de médiatrice culturelle et de traductrice et enfin lui met Thao dans les jambes, persuadée qu'elle lui a trouvé le père idéal qui saura l'aider à s'intégrer et à trouver sa voie. Et pour cause puisque Walt se range aux côtés des femmes contre le gang qui dénie à Thao toute possibilité de libre-arbitre. La seule manière d'être un homme selon eux, c'est d'être avec eux. Quant aux femmes, ils les brisent comme le montre le sort qu'ils réservent à Sue qui pourtant est leur propre cousine. Vision terrifiante de la loi du plus fort contre laquelle se dresse le Gandhi le plus improbable qui soit.
En ayant revu le film, j'ai été également très sensible à la maîtrise du récit et à la précision de la mise en scène. Rien n'est en effet laissé au hasard, chaque scène, chaque détail compte, des premières jusqu'aux dernières images. Un simple briquet par exemple.
* Comme l'explique Sue à Walt, les Hmong sont les vietnamiens qui ont pris parti pour les américains pendant la guerre du Vietnam et ont dû ensuite quitter le pays pour trouver refuge ailleurs, notamment aux USA. L'équivalent en quelque sorte des harkis pendant la guerre d'Algérie.