Voyage au bout de l'Enfer (The Deer hunter, Michael Cimino, 1978)
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Voyage au bout de l'Enfer (The Deer hunter, Michael Cimino, 1978)
"Voyage au bout de l'enfer" est un titre bien réducteur par rapport à celui d'origine "Le Chasseur de cerf" ("The Deer Hunter"). Qu'on l'apprécie ou non, le fait est qu'il s'agit d'un des plus importants films jamais réalisés non sur la guerre du Vietnam en particulier (dont la représentation confine à l'abstraction et donc à l'universalité) mais sur l'épreuve que constitue toute guerre et les conséquences qu'elle provoque chez l'être humain, à l'échelle individuelle mais aussi collective. Sa double structuration est pour beaucoup dans la portée du film: trois temporalités d'une heure à peu près chacune (avant, pendant, après) comme autant d'actes d'une pièce de théâtre et deux échelles: celle de la communauté, celle de l'individu. D'autre part, une bonne part de la fascination et de l'empreinte durable laissée par le film est liée au fait que Michael CIMINO dépasse son sujet en tournant le dos au réalisme au profit du symbolisme. A travers les gouttes de vin sur la robe de la mariée "tombant sous la feuille en gouttes de sang", la chasse au cerf ou la roulette russe (qui a donné lieu à des critiques à côté de la plaque étant donné que justement, ce jeu de la mort fonctionne comme une allégorie et non comme un documentaire), le film s'élève jusqu'à une méditation morale et philosophique sur la perte d'une certaine forme d'innocence (ou d'ignorance? On parle bien "d'oie blanche") et les rapports entre l'homme et la/sa nature (d'où un titre en VO tellement plus approprié que celui en VF!)
La première heure fait penser à l'ouverture du premier volet de la trilogie de "Le Parrain" (1972). Pas seulement à cause de la présence de John CAZALE dont ce fut le dernier film et Robert De NIRO même si ce dernier n'apparaît que dans le deuxième volet. C'est surtout le procédé qui présente des similitudes. Il consiste à nous présenter les personnages au sein d'une cérémonie de mariage dans un milieu d'immigrés, ici russes. Ce caractère immersif permet au spectateur de cerner la relation de l'homme à son environnement socio-culturel, communautariste (Angela, la mariée est qualifiée "d'étrangère" par la mère du marié, sous-entendu étrangère à la communauté), grégaire et en même temps minoritaire et défavorisée dans le pays qui l'a intégrée. Les trois personnages centraux sont trois jeunes ouvriers métallurgistes destinés à devenir de la chair à canon pour les USA: c'est le sort que les pays impérialistes, grands foyers d'immigration réservent à tous leurs déclassés. En même temps, Michael CIMINO réussit l'exploit (avec l'aide des acteurs), à bien distinguer les trois profils. On comprend presque immédiatement la différence entre Mike (Robert De NIRO), Nick (Christopher WALKEN) et Steven (John SAVAGE). La maîtrise de soi du premier allié à son sens des responsabilités ainsi qu'un certain décalage par rapport aux logiques de groupe (qui portent justement à l'immaturité et l'irresponsabilité) le fait paraître bien plus âgé que le reste de la bande, Stan (John CAZALE) étant le plus immature. Mais Stan ne part pas au Vietnam contrairement à Nick et Steven dont la ressemblance physique (sans parler du fait qu'ils se sont partagés la même femme, l'un en tant que père de son enfant, l'autre en tant que mari) laissent penser qu'il s'agit en fait des deux facettes d'une même personne.
Tout le reste du film découle de cette première heure. L'épreuve de la violence extrême montre que Nick et Steven n'ont pas l'étoffe nécessaire pour y résister, chacun se désintégrant sous nos yeux, physiquement et/ou psychiquement. Une perte d'intégrité irréparable qui montre leur incapacité à affronter la réalité sans le filtre du groupe. Mike en revanche non seulement parvient à rester maître de lui et à faire face à tout ce qui lui arrive, y compris le pire, mais continue à soutenir ses compagnons plus fragiles sans parvenir pour autant à les sauver car Michael CIMINO montre que chacun est responsable de lui-même et ne peut éternellement se reposer sur les autres. "The Deer Hunter" est un film complètement nietzschéen. Les faibles, c'est à dire ceux qui se fondent dans le troupeau par peur de la réalité et du face à face avec eux-mêmes sont éliminés alors que les plus forts (au sens de force morale) en sortent encore renforcés ("ce qui ne me tue pas me rend plus fort"). Une fois de retour, Mike s'affirme en tant qu'adulte autonome en se rapprochant de Linda (Meryl STREEP) avec laquelle il amorce une relation de couple, en fuyant le grégarisme c'est à dire en assumant sa solitude irréductible et en manifestant un rapport à la nature non violent et non dominant (son deuxième face à face avec un cerf, à mon avis l'un des moments les plus importants du film). Son rejet catégorique des jeux dangereux à bases d'armes montre également à quel point son expérience a transformé sa relation à la virilité. Un message de sagesse qui dépasse sa communauté et son époque pour s'adresser à tout un pays gangrené par la violence. Et on voit bien l'intelligence d'avoir rendu la guerre quasi-abstraite car aujourd'hui le Vietnam appartient à l'histoire mais pas le culte des armes érigé au rang de mythe fondateur de la construction des USA, par des hommes cherchant à faire plier la nature et les autres hommes à leurs fantasmes de toute-puissance. Comme le dit Jean-Pierre Bernajuzan "en renonçant à tirer Mike renonce de fait à la chasse. Et s’il renonce à la chasse, il renonce aussi à son fusil, il n’en aura plus besoin. En fait, il renonce aussi aux armes (...) et aux dégâts qu'elles provoquent".