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Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, Kenji Mizoguchi, 1954)

Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, Kenji Mizoguchi, 1954)

Publié le 3 déc. 2019 Mis à jour le 3 déc. 2019 Culture
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Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, Kenji Mizoguchi, 1954)

Un très grand Kenji MIZOGUCHI dont les deux dimensions sont si intriquées qu'elles s'éclairent l'une l'autre. D'une part une féroce satire sociale avec la description d'un Japon féodal pourri jusqu'à la moëlle par l'argent et les normes sociales rigides, de l'autre une folle échappée romantico-mystique qui semble sans issue mais qui permet aux deux protagonistes de se libérer de toutes leurs entraves et de découvrir la joie jusqu'au seuil de la mort. Cela peut paraître paradoxal mais cela ne l'est pas du tout. Leur parcours fictionnel fait penser à celui, bien réel d'Etty Hillesum qui en tant que juive persécutée et déportée par les nazis a été témoin et victime des pires horreurs et pourtant c'est dans cette souffrance qu'elle a découvert la joie au travers d'un parcours spirituel qui lui a fait considérer la souffrance comme une simple circonstance, une quantité négligeable. Or ce sont les mêmes mots que l'on trouve dans l'analyse de la page Wikipédia consacrée à la fin du film de Kenji MIZOGUCHI: "Ils rayonnent de joie quand ils sont conduits au supplice (…) car à l'intérieur d'eux, il n'y a que de l'amour et à l'extérieur des circonstances inessentielles." Ce rayonnement intérieur, cette force spirituelle, cette vie intérieure place ceux qui l'émettent hors de portée des persécuteurs et constitue une formidable force de résistance à l'oppression.

Pourtant au début du film, Mohei l'employé modèle servile et O-San, l'épouse soumise du grand imprimeur du Palais impérial étaient à des années lumières de toute idée de rébellion. La première partie du film les décrit comme de bons petits soldats du système, tellement aliénés qu'ils ne s'en rendent même pas compte et ont épousé les idées de leurs oppresseurs. Ainsi lorsqu'au bout de un quart d'heure de film on assiste à une première scène de crucifixion, Mohei l'approuve en émettant des jugements moralisateurs. Pourtant quelque chose ne tourne pas rond dans leurs vies respectives. Mohei est malade (c'est un signe qui ne trompe pas!) et O-San est triste et accablée. On découvre très vite que, comme beaucoup d'héroïnes de Kenji MIZOGUCHI, elle a été vendue par ses parents à un homme beaucoup plus âgé pour qu'il éponge leurs dettes en échange de leur particule de noblesse. Elle continue à payer cette transaction sordide quand son frère irresponsable et feignant vient lui demander de l'argent alors que son mari s'avère être un grippe-sou de la pire espèce. Elle se tourne naturellement vers Mohei qui lui promet de parvenir à trouver l'argent dont elle a besoin, déclenchant un engrenage à base de quiproquos (presque comiques, le film oscille en effet souvent entre comédie et tragédie) qui va les pousser elle et lui à prendre la fuite presque à leur corps défendant (du moins au début) alors que le mari Ishun va payer son avarice originelle au prix fort. Le plus drôle, c'est qu'en la soupçonnant d'adultère et en lui étant infidèle alors qu'elle n'a alors même pas conscience de son insatisfaction en tant qu'épouse et encore moins du fait qu'il peut exister autre chose, il la pousse dans les bras de Mohei, lequel met beaucoup de temps également à se débarrasser de son complexe d'infériorité, de ses peurs vis à vis de la sexualité et des injonctions au sacrifice qui frappent tous ceux qui sont soupçonnés de "déshonorer" leur famille. C'est ainsi que la scène phare du lac, annonciatrice de mort chez Kenji MIZOGUCHI se mue en grande scène d'amour, Mohei conjurant le double suicide avec l'aveu de son désir auquel répond immédiatement O-San avec une passion qui les embrasera tous les deux. C'est à partir de ce moment là que plus personne n'aura plus la moindre emprise sur eux, leur couple transgressif étant désormais impossible à dissocier (en dépit de la volonté du mari qui espère les retrouver et les séparer morts ou vifs, en dépit des injonctions des parents). On pense encore à Alfred HITCHCOCK et à ses enchaînés devant ces corps entremêlés qui s'aimantent tellement que Mohei ne parvient pas à rester plus de quelques secondes loin de O-San lorsqu'elle l'appelle alors même qu'il a essayé de s'enfuir pour qu'elle ait une chance de s'en sortir. Alors même si l'ordre social l'emporte à la fin, on jubile de voir la maison-prison de l'imprimeur bâtie sur des bases pourries s'effondrer et les badauds se demander d'où peut venir l'expression de béatitude qui illumine les visages de ceux que l'on va crucifier.

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