Le Genou de Claire (Eric Rohmer, 1970)
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Le Genou de Claire (Eric Rohmer, 1970)
"Le Genou de Claire", cinquième des six contes moraux est un film que je trouve admirable, l'une des incontestables grandes réussites de Éric ROHMER, son conte moral le plus célèbre avec "Ma nuit chez Maud" (1969). Ce n'est cependant pas un film aimable et encore moins attachant mais je dirai que c'est souvent le cas chez Rohmer: beaucoup de ses héros ou héroïnes sont agaçants voire tête à claques (pas étonnant qu'une Arielle DOMBASLE ou un Fabrice LUCHINI qui apparaît âgé de seulement 19 ans dans "Le Genou de Claire" aient fait une belle carrière chez ce cinéaste).
Si "Le Genou de Claire" est si admirable, c'est qu'il s'agit d'un palimpseste. En apparence c'est un huis-clos à ciel ouvert et une tranche de vie façon journal de bord se déroulant sur un mois d'été, scandé par des cartons énumérant les différentes dates dans lesquelles prennent place les événements montrés. En réalité c'est un film qui réussit à nous faire voyager dans le temps:
- Au XVIII° siècle tout d'abord. Les jeux de l'amour et du hasard qui forment le coeur de l'intrigue renvoient à Marivaux d'autant plus que le cadre a quelque chose de très scénique. Mais les personnages eux, entretiennent des conversations mondaines comme on le faisait dans les salons bourgeois de Mme Geoffrin qui accueillait les philosophes des Lumière et ont quelque chose du roman épistolaire de Choderlos de Laclos. Aurora (Aurora CORNU) bien que ses motivations soient très différentes de Mme de Merteuil est une manipulatrice hors pair. Pour les besoins de son roman, elle attise l'ego de Jérôme (Jean-Claude BRIALY) en le poussant à flirter avec deux nymphettes de 16-17 ans. Un jeu de séduction quelque peu pervers qui fait penser à celui de Valmont avec Cécile de Volanges d'autant que pour parvenir à ses fins, il doit séparer Claire de son amoureux, Gilles. Il y a même un alter ego de Mme de Volanges en la personne de la mère de Claire et de Laura qui ne voit rien de ce qui se déroule sous son propre toit. Ne manque que Mme de Tourvel et l'équivalence serait parfaite.
- Le XIX° siècle est présent au travers de l'esthétique particulièrement réussie du film. Le travail sur la lumière et les couleurs confère une ambiance impressionniste au film qui se déroule pour l'essentiel en extérieurs, dans des cadres naturels enchanteurs (les Alpes et le lac d'Annecy) et le canotier que porte sur la tête un Jérôme barbu renforce encore l'impression d'être dans un tableau animé de Auguste Renoir. Et pour enfoncer encore le clou, une scène entière, la plus emblématique puisque totalement silencieuse dans un film par ailleurs très bavard se réfère elle à Renoir fils, plus précisément à "Une partie de campagne" (1936) quand les éléments se déchaînent en relation avec l'explosion sensuelle qui se produit à ce moment-là en pleine nature.
- Enfin le XX° siècle est présent au travers d'une étude de moeurs doublée d'une discrète étude sociologique qui ancre en dépit des apparences le film dans son époque: les années 1970. La scène de conflit entre d'un côté Jérôme, les Walter et Gilles et de l'autre les campeurs renvoie à la lutte des classes transposée dans un cadre estival. Les premiers font partie de ces touristes privilégiés qui ont hérité d'un important patrimoine de villégiature issu du XIX° siècle alors que les seconds, issus des classes moyennes et populaires incarnent le tourisme de masse des Trente Glorieuses. Quant à la relation entre Jérôme et les deux soeurs, Claire (Laurence de MONAGHAN) et Laura (Béatrice ROMAND, l'une des égéries du cinéaste dont on peut suivre l'évolution de film en film de son adolescence dans "Le Genou de Claire" à l'âge mûr 27 ans plus tard dans "Conte d automne" (1997)), elle illustre à quel point à cette époque le désir d'un homme adulte pour une adolescente n'était pas questionné, il était même encouragé. Celui-ci pouvait se livrer à des gestes déplacés tels qu'un baiser volé ou un long attouchement (certes sans aucune vulgarité, la distinction étant le maître mot du comportement des personnages) en toute impunité. Et pour cause, car c'est son point de vue que le film adopte. Que la fille soit aguicheuse comme Laura ou froide et indifférente comme Claire n'a aucune importance. Ce sont des corps-objets, jeunes et frais exposé à la concupiscence du mâle dominant, le plus âgé et le plus velu. Seul le carcan éducatif, la haute opinion qu'il se fait de lui-même et une faiblesse de caractère qui en fait la proie de femmes matures (dont sa future épouse) empêche Jérôme s'exercer pleinement son "droit de cuissage" sur la chair fraîche mise à sa disposition. Car il y a évidemment une grande ironie chez Éric ROHMER. Dans nombre de ses films, les personnages se grisent de mots raffinés pour se persuader qu'ils contrôlent la situation alors qu'ils sont le jouet de leurs pulsions. Parfois ils finissent par découvrir la vérité en lâchant prise (c'est par exemple le thème majeur de "La Marquise d O...") (1976). Parfois ils continuent à s'aveugler comme Jérôme qui pense avoir satisfait son désir alors qu'il l'a fui en courant.