Big Eyes (Tim Burton, 2014)
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Big Eyes (Tim Burton, 2014)
"Big Eyes" résonne comme "Big Fish". C'est la première filiation burtonienne à laquelle on pense, puisque les deux films ont en commun d'avoir un héros mythomane et affabulateur. Mais la comparaison s'arrête là. Car "Big Eyes" est aussi une formidable analyse des inégalités entre les hommes et les femmes dans le monde de l'art qui reflète celle qui existe dans la société. On y voit des galeristes masculins, des critiques d'art masculins, des marchands d'art masculins, un public dominé et orienté par des goûts élitistes masculins dans lequel ce qui est féminin est taxé de niais, de kitsch, de sentimental, de commercial etc. Mais ce qui est particulièrement troublant dans "Big Eyes" qui est tiré de faits réels, c'est que cet art féminin méprisé, une fois usurpé par un escroc séducteur, beau parleur et expert en marketing puisse à la manière de Warhol ou de Magritte se retrouver décliné à l'infini sur les objets manufacturés des supermarchés tout en ornant les livres d'art, les cimaises des musées et même l'un des murs du pavillon de l'UNICEF lors de l'exposition universelle. L'effet miroir de la mise en abyme est garanti. Ainsi la manière dont "Les Inrocks" parlent du film est très révélatrice. Qualifiant les posters vendus par Walter Kane (Christoph Waltz) de "hideux", ils en arrivent à défendre ce dernier, qualifié de "raté magnifique" et suggèrent même que sans lui, Margaret (Amy Adams) n'aurait jamais vendu ses dessins. Walter Kayne lui-même convainc sa femme d'accepter d'être dépossédée de ses oeuvres car "personne n'achète des tableaux peints par des femmes"*. Sauf que l'argent de ces ventes est allé exclusivement au mari qui l'a dilapidé et que Margaret n'en a jamais vu la couleur ni avant, ni après son divorce. Le film qui se déroule pour l'essentiel dans les années cinquante et soixante la montre comme une victime d'un "american way of life" fondé sur le patriarcat qui l'emprisonne (elle doit s'échapper de chez ses maris successifs comme une voleuse sans rien emporter ou presque, subir leurs pressions et menaces, le prêtre qu'elle consulte lui dit de se soumettre, elle a du mal à trouver du travail etc.) et contrôle toute sa vie. Nul échappatoire puisqu'elle passe d'une aliénation à une autre. Seul le changement d'époque lui apporte enfin une porte de sortie. Quant au supposé mauvais goût de ses toiles** et leur aspect répétitif, celle-ci a des mots très justes pour expliquer l'étroitesse de ses sources d'inspiration: " Je n’ai jamais agi avec la liberté. J’étais une fille, puis une femme et ensuite une mère. Toutes mes peintures viennent de Jane*** parce qu’elle est la seule chose que je connais.” Une citation à rapprocher du passage dans lequel Jane Eyre (et à travers elle Charlotte Brontë) se plaint des vies restreintes des femmes qui se répercutent forcément sur leurs créations. Créations que Tim Burton ne juge pas. Il montre que les enfants aux yeux hantés de Margaret sont la projection d'une partie de son âme. Seule cette sincérité compte, c'est ensuite au spectateur de se faire sa propre idée. C'est ce qui rapproche d'ailleurs "Big Eyes" d'un autre de ses films, "Ed Wood" où il rendait hommage au "plus mauvais réalisateur de tous les temps" en montrant que tout acte créateur est fondamentalement positif et mérite le respect alors que ceux qui en profitent sont des ensembles aussi vides que la toile que Walter rend à la fin de son procès.
* Dans tous les domaines de l'art, les femmes ont souvent dû soit s'abriter derrière un nom d'homme ou un pseudonyme non genré, soit attribuer ou laisser attribuer la paternité de leurs oeuvres à des hommes.
** Les réalisateurs d'anime japonais ont subi dans les années 80 le même type de jugements de valeur, particulièrement lorsqu'il s'agissait d'adaptations de mangas pour filles: yeux énormes, style kitsch etc.
*** Sa fille.