

Chapitre 62
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Chapitre 62
Le message est arrivé en fin de matinée. Une notification brève, impersonnelle, surgie de l’adresse centrale de la direction. Objet : mise au point des projets en cours. Heure : 16h30. Laconique. Neutre en apparence. Mais il y avait, dans le choix des mots et dans leur absence même, cette froideur voilée qui ne présage jamais rien de bon.
Je l’ai lu debout, encore poudrée de farine, un tamis dans une main, l’écran de mon téléphone dans l’autre. Mon cœur a manqué un battement sans que je sache pourquoi. Ce n’était pas le contenu, c’était… le ton. L’arrondi glacial des formulations convenues. L’absence de noms, sauf les nôtres.
Je me suis figée un instant. Puis j’ai levé les yeux.
Samuel me regardait déjà.
Je n’ai pas eu besoin de poser la question.
— Tu l’as reçue aussi, ai-je dit, presque à voix basse, plus pour formuler l’évidence que pour attendre une réponse.
Il a acquiescé, d’un mouvement lent. Aucun mot. Mais un rien s’était durci dans ses traits. Un battement plus tendu dans sa mâchoire. Son regard, lui, s’était assombri. Il n’avait pas peur. Mais il savait. Comme moi.
On n’en a pas parlé tout de suite. Ni sur le moment, ni pendant le service. Nous avons continué, chacun à notre poste, chacun dans nos gestes réglés, sans un écart. Mais à chaque fois que je croisais ses yeux, je lisais la même chose que dans les miens : Est-ce que ça recommence ?
Les heures suivantes ont traîné. L’après-midi s’est étirée comme du sucre filé. Trop lent, trop collant, trop silencieux. Je faisais, je remplissais mes tâches. Mais chaque mouvement était englué d’un malaise que je n’arrivais pas à évacuer. Le moindre bruit me faisait sursauter. Un couvercle mal refermé, une commande imprécise, une voix qui s’élevait trop fort. Tout me semblait fragile.
À seize heures, nous avons retiré nos blouses. Lavé nos mains. Et sans un mot, nous avons quitté le laboratoire. Nous avons marché dans le couloir comme deux ombres calquées l’une sur l’autre, rythmées par la même appréhension maîtrisée. Et juste avant d’arriver devant la porte, il a attrapé ma main.
Ce n’était pas un geste spectaculaire. Ce n’était pas fait pour être vu. C’était… une ancre. Sa paume chaude. Ses doigts fermes. Et ce silence, entre nous, qui disait tout ce que les mots ne pouvaient contenir.
Ce n’est plus comme avant. On ne se bat plus seuls.
La réunion a duré un quart d’heure. Peut-être vingt minutes. Pas plus.
Ils ont parlé de performances, de prévisions, de dynamique d’équipe. Ils ont glissé, à demi-mot, qu’un audit de la maison mère serait conduit dans les prochaines semaines. Rien de précis. Rien d’hostile. Mais chaque phrase semblait contenir une lame invisible. Ce n’étaient pas les mots qui faisaient mal. C’était ce qu’ils ne disaient pas.
Ils nous regardaient autrement. Pas frontalement. Mais avec cette posture droite, ce ton trop égal, cette politesse froide. Comme s’ils savaient déjà. Comme s’ils attendaient quelque chose. Un faux pas. Une fissure. Une raison de trancher.
À la sortie, nous avons quitté la salle sans un mot.
L’escalier nous a semblé plus long que d’habitude. Nous avons marché sans bruit. Et juste avant de regagner le laboratoire, Samuel a murmuré, presque pour lui-même :
— Je ne les laisserai pas nous briser une deuxième fois.
Je l’ai regardé sans répondre.
Mais ma main s’est serrée un peu plus fort dans la sienne.
Le soir, l’appartement semblait baigner dans une lumière plus lente, plus diffuse. L’eau coulait à peine dans la salle de bain. Le parquet grinçait sous mes pas. L’air lui-même paraissait retenir sa respiration.
Je suis restée longtemps devant le miroir, en silence. Mes mains posées sur mon ventre nu, encore invisible au monde. Et pourtant, si présent.
Je ne voyais rien. Mais je sentais.
Quelque chose en moi prenait racine. Quelque chose de plus grand que la peur.
Quand je suis sortie, il était là. Étendu sur le canapé, un bras replié derrière la tête, l’autre posé sur son torse, les yeux clos. Il ne dormait pas. Il réfléchissait. Ou il attendait.
Je me suis approchée sans bruit, me suis assise près de lui, glissant mes doigts entre les siens.
Il a ouvert les yeux. Lentement.
— Tu veux qu’on en parle ? ai-je demandé doucement.
Il a tourné la tête vers moi. Ses pupilles vertes striées de doré semblaient chargées d’un orage contenu.
— Non. Pas encore. J’ai besoin… d’être avec toi d’abord. Pas avec eux.
Alors je me suis allongée contre lui. Mon visage dans le creux de son cou. Et nous avons respiré à l’unisson, sans rien dire. Dans cette bulle suspendue entre la fatigue, le besoin de tenir, et le désir de rester unis, coûte que coûte.
Ce soir-là, je n’ai pas eu besoin de réponse. Je l’avais déjà.
Le lendemain, le laboratoire s’est remis en marche. Les fours chauffaient. Les cuves tournaient. Les pesées se faisaient dans un silence à peine rompu par les questions techniques. Tout semblait normal. Mais quelque chose avait changé.
Les regards.
Ils étaient plus attentifs. Plus pesants. Les silences, plus longs. Une conversation s’interrompait parfois quand je passais. Une expression figée, trop vite effacée. Une tension légère. Mais réelle.
Les gestes de Samuel, eux, étaient millimétrés. Il donnait ses ordres comme toujours, mais sans rien laisser transparaître. Il supervisait chaque détail. Il maîtrisait tout. Trop. Comme s’il refusait de laisser ne serait-ce qu’un millimètre de faille. Je le comprenais. Je faisais pareil.
Et puis, en milieu de matinée, Michael s’est approché de moi. Il m’a regardée droit dans les yeux.
— Tu peux venir deux minutes ? Juste toi.
J’ai hoché la tête. Nous avons traversé le couloir. Il a refermé la porte du petit bureau derrière nous.
— Ce qu’ils vous ont dit hier, c’est la vitrine, m’a-t-il dit. Pas la vérité.
Je suis restée figée.
— Il y a eu un rapport anonyme. Transmis directement à la maison mère. Anonyme, mais rédigé avec soin. Fouillé. Et clairement orienté.
Mon cœur s’est resserré.
— Qu’est-ce qu’il contient ?
— Des accusations sur votre relation. Sur un soi-disant mélange des sphères. Sur la répartition des tâches faussée. Des allusions à des tensions internes. Du favoritisme.
Je suis restée sans voix.
— Tu crois que c’est Steve ?
Il a secoué la tête.
— Non. Ce n’est pas son genre. Et il sait qu’il a besoin de cette équipe. Il ne jouerait pas aussi sale. Mais quelqu’un veut vous faire tomber. Ensemble. Et très précisément.
— Et la direction ?
— Officiellement, ils font mine de ne rien savoir. Officieusement… ils attendent de voir si vous tenez.
Je me suis passée une main sur le visage. J’avais chaud. J’avais froid. J’avais envie de crier.
Je suis retournée dans le laboratoire. Samuel a levé les yeux. Il a vu mon visage. Il a compris. Sans un mot.
Le soir, dans la salle de bain, je me suis rincée le visage. L’eau était tiède. Mon reflet flou.
Il est entré. Il s’est adossé au chambranle. Il n’a rien dit tout de suite.
Puis :
— Alors c’est reparti.
Je me suis retournée lentement.
— Michael m’a parlé. Je suppose que tu savais aussi.
Il a acquiescé.
— Leur silence était trop précis. Trop organisé.
Il s’est approché. A posé ses mains sur mes hanches. Nous nous sommes regardés dans le miroir. Deux êtres debout, unis dans l’adversité.
— Je n’ai plus peur d’eux. Pas tant qu’on reste soudés.
Je lui ai pris la main. Je l’ai serrée.
— Tu ne m’as jamais perdue, Samuel.
Il a baissé les yeux. Puis les a relevés. Il avait cette expression que je connaissais si bien. Ce mélange de vulnérabilité nue et de force brutale.
— Mais je t’ai blessée. Et je ne veux plus jamais être cet homme-là. Ni pour toi. Ni pour l’enfant.
Je l’ai embrassé. Doucement.
— Alors on avance ensemble.
Ce soir-là, dans notre lit, il ne m’a pas touchée avec passion. Il m’a touchée avec respect. Avec gravité. Avec cette intensité silencieuse qui dit qu’on tient debout ensemble, même quand le monde vacille.
Il ne m’a pas possédée.
Il m’a ancrée.
Et moi, je me suis laissée atteindre.
Parce que plus que jamais, nous étions deux.
Et dans le secret que je portais, déjà trois.

