

Chapitre 17
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Chapitre 17
La tension de la veille ne s’est pas dissipée. Elle s’est simplement transformée. Elle n’est plus un mur, elle est une présence flottante, un fil suspendu entre lui et moi, tendu à craquer, mais encore intact. Il ne suffit que d’un mot, d’un souffle pour qu’il cède — ou pour qu’il tienne, malgré tout.
Dans l’atelier, les gestes sont précis, rythmés. La brigade fonctionne en sourdine, presque comme si tout le monde s’était accordé à baisser le volume, à éviter l’éclat de trop, le froissement inutile. La veille a laissé des traces. Elles ne se voient pas, mais elles marquent chacun d’entre nous dans cette salle où la moindre vibration a désormais un goût d’alerte.
Samuel est là, concentré. Il ne donne pas d’ordres, il guide. D’un simple regard, d’un froncement de sourcils, il recadre. Rien de brutal, mais tout est calculé. Je le sens tendu, sur le fil. Il ne m’a pas parlé depuis hier. Pas une phrase, pas un mot. Mais il ne m’évite pas non plus.
Je me tiens non loin de lui, concentrée sur un entremets qui demande rigueur et attention. Il passe près de moi. Nos épaules s’effleurent à peine. Ce n’est rien, et pourtant, c’est déjà trop. Mon souffle se suspend un instant. Le sien aussi, peut-être. Mais il ne s’arrête pas. Il continue, sans se retourner.
Un peu plus tard, alors que tout le monde s’affaire à dresser les dernières pièces du service, un incident éclate. Un jeune commis, distrait, renverse un bol de sucre caramélisé brûlant. Le réflexe est immédiat : je me précipite, attrape un torchon pour éviter qu’il ne se brûle davantage, le tire en arrière. Dans l’agitation, j’élève la voix, donne des instructions à la brigade sans réfléchir, comme un réflexe d’urgence, comme une évidence.
Et Samuel m’entend.
Il lève les yeux, me fixe, et soudain, tout se fige. Le silence, brutal, revient dans l’atelier. Je le regarde, droite, le cœur battant, mes doigts encore rougis par la chaleur.
C’est là qu’il lâche, d’une voix basse, parfaitement audible, sans colère, mais sans chaleur :
— Paule, ce n’est pas à toi de prendre les commandes. Même dans l’urgence, il y a des règles.
Un frisson me traverse. La phrase claque, sèche. Pas devant tout le monde. Mais suffisamment fort pour que chacun comprenne que la hiérarchie, aujourd’hui, vacille.
Je ne réponds pas. Je le fixe, longtemps. Et dans mes yeux, il y a autre chose qu’un affront. Il y a une blessure, nue, mais tenue.
Il ne me regarde plus. Il retourne à son poste, attrape une plaque, la tourne entre ses doigts. Il tente de reprendre le fil. Je le devine, dans la tension de ses épaules, dans le tremblement infime de sa main droite.
À la fin du service, quand tout le monde est parti et que le silence du soir a repris ses droits, je suis restée. Lui aussi. Il nettoie lentement un plan de travail, essuie chaque recoin avec une précision exagérée.
Je m’approche, doucement. Le carrelage froid sous mes pas semble résonner. Je n’ai pas besoin de parler. Il sait que je suis là. Il ne se retourne pas. Il continue, comme s’il voulait effacer la journée tout entière à coups de gestes répétitifs.
— Tu aurais pu me le dire autrement, dis-je finalement, sans agressivité.
Il s’arrête. Juste un instant. Puis reprend. Un aller-retour d’éponge de plus.
— C’était pas contre toi.
— Mais c’était moi que tu regardais.
Il soupire. Lentement, il dépose l’éponge, se redresse. Il ne me regarde pas encore.
— C’était contre ce que j’ai ressenti quand je t’ai vue prendre le contrôle. Contre ce que ça déclenche en moi.
Je reste figée. Parce que ces mots-là, je ne les attendais pas. Et qu’ils viennent sans prévenir, sans armure, sans filtre.
Il se retourne. Ses yeux sont fatigués, marqués. Il n’y a plus d’arrogance, plus de masque. Il est là, devant moi, Samuel, l’homme derrière le chef.
— J’ai eu peur, avoue-t-il. Pas de toi. De moi. De ce que ça devient.
Je ne sais pas s’il parle de nous, ou du laboratoire. Ou des deux. Peut-être que c’est indissociable, au fond.
Je m’approche. Nos corps ne se touchent pas. Mais nos respirations s’accordent, sans qu’on s’en rende compte.
— Ce n’est pas en me rabaissant devant les autres que tu vas reprendre le contrôle, Samuel.
Il ferme les yeux. Hoche lentement la tête.
— Je sais.
Le silence s’installe, mais cette fois, il est habité. Il n’est plus lourd. Il est plein. Plein de tout ce qu’on n’a pas dit. De tout ce qui reste encore à dire. Mais pas maintenant. Pas ici.
Il attrape son manteau. L’enfile lentement. Puis se tourne vers moi.
— Viens. Juste marcher. Pas parler. Respirer.
Je le suis. Cette fois, sans hésitation.
Dehors, l’air est tranchant. Il fait nuit. Les lampadaires projettent une lumière diffuse sur les trottoirs humides. On marche en silence, côte à côte. Parfois, nos épaules se frôlent. Parfois non.
Il ne dit rien. Je ne dis rien. Mais dans ce silence, il y a tout.
On finit par s’asseoir sur un muret, à l’écart. Le bruit de la ville est lointain. Samuel regarde droit devant lui, les mains croisées sur ses genoux.
— Quand j’étais gamin, dit-il soudain, j’avais l’impression que le monde entier était un endroit où il fallait se taire pour survivre.
Je tourne la tête vers lui. Il continue.
— Parler, c’était tendre une corde. Et personne la saisissait. Alors j’ai appris à ne plus parler.
Il ne me regarde pas. Et je ne cherche pas son regard. Ce n’est pas nécessaire.
— Mais toi, tu tends la main, tout le temps. Même quand tu te fais rejeter. Même quand t’as mal.
Je souris, faiblement.
— Peut-être que j’ai besoin d’apprendre à me taire, parfois.
Il secoue la tête.
— Non. Ne change pas ça. C’est ce que je regarde en premier, chez toi.
Enfin, il me regarde. Et dans ses yeux, il y a la fatigue, la douleur, mais aussi une forme d’admiration, nue, sans pudeur.
— Merci, murmure-t-il.
Je hoche la tête. Rien d’autre n’est nécessaire.
On reste là, longtemps. Sans parler. Juste à respirer le même air, dans la même nuit.
Et je sais. Je sais que cette fois, quelque chose s’est fissuré. Pas dans notre lien. Dans sa carapace.
Juste assez pour laisser entrer un peu de lumière.

