

Chapitre 8
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Chapitre 8
Je traverse la cuisine, et c’est comme marcher dans une arène silencieuse. Le bruit régulier des batteurs, les chocs métalliques des cercles à tarte empilés, les ordres brefs jetés à la volée résonnent autour de moi dans un rythme presque oppressant. Ici, tout respire l’exigence. L’air même semble plus dense, plus lourd de cette tension qui colle aux murs et aux corps.
On s’active avec rigueur, sans bavardages superflus, sans relâchement. Mais cette efficacité n’a rien de fluide. Elle est crispée, comme si chacun redoutait de faire le faux geste de trop, celui qui ferait tomber l’édifice. Et au centre de cette tension, il y a lui.
Samuel.
Il n’élève pas la voix. Il n’a pas besoin de crier. Il parle peu, mais chaque mot, chaque regard suffit à imposer une direction. Il ne supporte pas l’à-peu-près. Il ne laisse rien passer. Et pourtant, ce n’est pas la peur qu’il inspire, pas seulement. C’est une forme plus perverse de respect : celle qu’on voue à un homme qu’on ne comprend pas, mais dont on devine la précision tranchante, implacable.
J’observe ses gestes, toujours maîtrisés, sans un mouvement superflu. Il goûte une crème, corrige un pochage, replace une plaque d’un millimètre. Il ne demande pas la perfection : il l’exige.
Addison s’approche de moi au détour d’un chariot qu’elle pousse d’une main distraite. Elle n’a pas besoin de parler pour se faire entendre. Son regard, noir, profond, scrute le moindre de mes gestes. Elle fixe Samuel, puis revient à moi, avec cette demi-lueur dans les yeux que je commence à identifier : une forme d’ironie mélangée à quelque chose de plus dur. Une clairvoyance cruelle.
— Tu sens ça ? me souffle-t-elle.
Je hoche à peine la tête. Comment ne pas le sentir ? Depuis que j’ai franchi cette porte, il est impossible de ne pas sentir que chaque chose ici repose sur un équilibre précaire, et que le moindre battement de cœur en désaccord pourrait tout faire vaciller.
Mais ce n’est pas seulement Samuel. C’est tout le laboratoire. C’est cette ruche hiérarchisée où chacun joue sa partition à l’unisson, en surveillant les fausses notes du voisin.
Léon passe devant moi sans un mot. Son regard glisse sur moi comme sur un obstacle temporaire. Ses mains sont maculées de chocolat, son tablier tendu sur un ventre qu’il oublie dans l’urgence. Il ne cherche pas à créer du lien. Il jauge. Il m’évalue.
Michael me lance un sourire qui n’en est pas vraiment un, plutôt un étirement de lèvres teinté d’un avertissement muet. Pas encore hostile, mais sur le fil. Quant à Sophie, elle seule conserve un éclat de douceur dans ses regards, mais même dans sa gentillesse, je perçois la retenue de celle qui connaît les règles du jeu, et qui sait à quel point ce jeu peut être cruel.
Je continue à avancer. Je garde mon calme, mes gestes sûrs, précis, même lorsque je sens que les regards se posent, se croisent, se tendent autour de moi. Ici, on ne parle pas de hiérarchie : on la vit, on la subit, on l’impose.
Samuel s’arrête net près de la chambre froide. Il fixe une préparation, puis lève les yeux vers moi. Un quart de seconde, pas plus. Ses prunelles vertes, striées d’or, me happent comme un gouffre. Et puis il détourne le regard, reprend son inspection, sans mot dire. Comme si j’étais une présence parmi d’autres, une variable à contrôler.
Mais je sens que ce n’est pas anodin. Il m’a vue. Il m’a notée. Et c’est peut-être pire que l’ignorance.
À la pause, Addison me fait signe. Je la rejoins près de la porte arrière, là où l’éclairage est plus sombre, là où le froid de la chambre s’échappe par bouffées glaciales.
— Viens, souffle-t-elle.
Elle m’entraîne dehors, sans précipitation. L’air me gifle. Il est vif, nocturne. Le calme soudain me semble presque irréel, après les bruits mécaniques du laboratoire. La rue est vide. Les lumières pâles de la ville dessinent des ombres mouvantes sur le bitume.
Addison s’appuie contre le mur et sort une cigarette. Elle l’allume d’un geste automatique. Sa silhouette se découpe dans la lumière tremblante du briquet.
— Parfois, il faut savoir s’échapper. Même un instant, dit-elle entre deux bouffées.
Je me tiens droite, un peu à l’écart. Mes bras croisés serrent mon corps contre le froid, mais je sais que ce n’est pas lui qui me fait frissonner.
— On n’en sort pas indemne, ajoute-t-elle. Le labo. Samuel. Tout ça. C’est comme un monde à part. Une atmosphère fermée. Tu y respires leur rythme ou tu t’étioles.
Elle marque une pause, souffle la fumée en l’air.
— Tu sais, la brigade, c’est une famille, mais du genre qui oublie les anniversaires et qui te laisse dehors quand il pleut. On s’y attache malgré tout. Parce que c’est tout ce qu’on a.
Je l’écoute sans répondre. Il y a dans sa voix une lucidité que je reconnais, une forme de résignation camouflée en loyauté. Et dans cette clarté-là, je décèle un avertissement.
— Et Samuel ? demandé-je enfin, sans la regarder.
Elle ricane doucement. Un rire sans joie.
— Lui, c’est pas la famille. C’est la cicatrice. Celle qui reste même quand tout le reste change. Il ne cherche pas à être aimé. Il impose. Il est l’épreuve.
Je garde le silence. Et dans ma tête, je repasse ce regard croisé plus tôt. Ce feu contenu dans ses prunelles, cette façon de voir sans s’attacher.
Addison jette son mégot à terre, l’écrase sous sa semelle. Puis elle se redresse.
— Tu vas apprendre, Paule. Et tu vas voir. Il n’y a que deux issues ici : survivre… ou devenir comme lui.
Je ne réponds rien. Je retourne dans le laboratoire avec elle, le pas un peu plus lourd.
Le service reprend, plus dense encore. Les commandes affluent. Le rythme s’accélère. Les voix montent, mais jamais la sienne. Samuel donne ses directives dans un calme implacable. Il corrige, il tranche, il exige.
Je travaille en silence, concentrée. Il passe près de moi à un moment, s’arrête. Il regarde une tarte que je viens de glacer. Il ne dit rien. Il se penche. Rectifie un détail au bord du cercle. Puis s’écarte.
— Mieux, dit-il simplement.
Je retiens mon souffle une fraction de seconde. Ce n’est pas un compliment. C’est une constatation. Mais dans sa bouche, c’est presque une marque de confiance.
Je continue.
À la fin du service, alors que les lumières se tamisent, que les plaques sont rangées et les plans nettoyés, je reste un peu à l’écart. Samuel, toujours là, vérifie encore les réfrigérateurs, les stocks. Rien ne lui échappe.
Je me rapproche, presque sans réfléchir.
— Chef ?
Il se tourne vers moi. Son regard, fatigué mais tranchant, se fixe dans le mien.
— Oui ?
Je soutiens son regard. Je ne veux pas être dans ce laboratoire en spectatrice.
— Merci. Pour aujourd’hui.
Il me scrute. Longtemps. Puis incline à peine la tête.
— Ce n’est que le début.
Et il s’éloigne.
Je reste là, un instant. Le cœur battant plus vite que je ne veux l’admettre.
Ce n’est que le début, a-t-il dit.
Et je sens que ça ne s’adresse pas qu’au travail.

