

Chapitre 10
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Chapitre 10
Je suis restée debout une partie de la nuit. Non pas à tourner en rond, mais à me tenir droite, dans le silence, les bras croisés, comme si j’attendais déjà qu’il vienne. Il ne viendra pas, évidemment. Ce n’était pas une invitation. C’était un test. Un de plus.
Quand je reviens au laboratoire au petit matin, les traits sont tirés, les gestes précis, et les voix plus basses qu’à l’ordinaire. C’est un jour comme les autres, mais pour moi, il a déjà basculé. L’écharde est toujours là, plantée dans le creux de la gorge.
Samuel est au fond du laboratoire, concentré, les mains plongées dans une pâte sombre qu’il étale sans un mot. Il a retiré sa veste de chef. Juste une chemise noire, les manches retroussées. Ses avant-bras sont couverts d’une fine pellicule de farine. Ses yeux verts striés d’or se relèvent d’un seul coup et se plantent dans les miens.
Je n’ai pas le temps d’esquiver. Il me fixe. Longtemps. Et puis il parle, simplement, comme si tout était normal.
— Paule. Ce soir. Minuit.
Je hoche la tête sans répondre, consciente que mes mots seraient de trop. Il a déjà disparu derrière une étagère métallique avant même que j’aie cligné des yeux.
La journée s’étire. Longue, lourde, emplie d’une tension presque physique. Les fours chauffent plus que de coutume. Les regards glissent et se détournent. Et moi, je reste droite, concentrée, appliquée. Jusqu’à la dernière minute.
Quand le service se termine, je ne pars pas.
Je retire ma veste, la plie avec soin, et je reste. Silencieuse. Immobile. Il fait noir dans les couloirs, seul le néon du vestiaire clignote par intermittence, comme une respiration hachée.
Je l’entends avant de le voir. Ses pas. Lourds. Lents.
Puis sa voix, tout près :
— Tu es venue.
Je me tourne. Il est là, dos contre le mur, les bras croisés, l’air presque calme. Presque. Mais ses yeux brillent d’une lumière différente ce soir-là. Une lueur plus trouble. Plus dangereuse.
— Vous m’y avez obligée, non ? je murmure.
Il sourit, sans joie.
— Non. Je ne t’ai rien imposé. C’est toi qui as choisi de rester. Ça fait toute la différence.
Je le fixe. J’ai envie de répondre. De le défier. Mais à la place, je m’avance d’un pas. L’air est plus dense, ici. Plus épais.
— Alors ? demandai-je. Que voulez-vous savoir ?
Il s’écarte du mur, s’approche à pas lents, sans un mot. Je le sens m’observer, me jauger, peser chacun de mes gestes.
— Pourquoi vous me poussez comme ça, Samuel ? Pourquoi me tester à ce point ?
Il ne détourne pas les yeux. Il continue de marcher, lentement, jusqu’à se tenir face à moi, si près que je sens son souffle.
— Parce que je dois savoir si tu peux encaisser.
Je fronce les sourcils.
— Vous ne croyez pas que je mérite un peu plus que ça comme réponse ?
Il secoue la tête, doucement.
— T’as tort. C’est déjà beaucoup.
Il se tait, puis ajoute, plus bas, plus grave :
— Parce que tôt ou tard, tout s’écroule. Et je préfère te voir tenir maintenant que t’effondrer plus tard.
Je reste là, droite, les bras le long du corps. Il ne me touche pas. Il ne bouge même plus. Mais je sens sa présence comme un champ magnétique. Une tension animale.
— Vous croyez que je vais m’effondrer ?
— J’espère que non.
Il se détourne, comme pour me donner de l’air. Ou se donner du temps. Et puis il revient.
— T’as ce truc, Paule. Cette droiture. Cette résistance. Mais je veux savoir si c’est réel. Ou si c’est juste une façade.
Je le fixe, droite.
— Et si ça l’est ? Si je suis réellement faite pour ce métier, pour ce laboratoire… pour cette pression constante ?
— Alors je veux que tu le prouves.
Il ne me parle plus comme un chef. Pas même comme un homme. Il me parle comme on parle à quelqu’un qu’on observe depuis longtemps sans réussir à l’appréhender.
— Et vous ? Qui vous a prouvé que vous teniez ? je demande doucement.
Un silence.
Il ne répond pas.
Ses yeux se posent ailleurs. Sur le mur. Sur la porte. Sur un souvenir qui ne m’appartient pas. Quand il revient à moi, son regard a changé.
— J’ai appris à ne pas tendre la main. Parce qu’on ne l’attrape pas toujours, dit-il, presque à voix basse.
Je ne dis rien. Je retiens mon souffle. Je sens que je suis au bord d’un terrain qu’il n’autorise à personne. Et pourtant, il m’y a menée.
— Vous pensez que je vais vous ressembler ? je demande. Que je vais me refermer comme vous ?
Il esquisse un sourire. Ironique. Amer.
— Peut-être. Ou peut-être que tu tiendras différemment.
Je baisse les yeux un instant, mais je redresse vite la tête.
— Je ne viens pas d’un passé compliqué, Samuel. Je n’ai pas de plaie à recoudre, pas de père absent, pas de douleur à exhiber. Je suis là parce que je veux apprendre. Et je peux encaisser. Mais je ne plierai pas pour faire plaisir à votre mémoire.
C’est sorti plus fort que je ne le voulais. Mais il ne bronche pas. Il m’écoute. Et pour la première fois, je crois qu’il comprend.
— C’est ce que je voulais entendre.
Un silence s’installe. Épais. Chargé.
Puis, très lentement, il hoche la tête. Il s’avance d’un pas, et murmure :
— Tu peux partir.
Je le fixe.
— Vous me relâchez ?
Il esquisse un sourire, presque imperceptible.
— Je voulais juste voir si tu viendrais. Et si tu resterais droite.
Je le dépasse sans un mot. Mais juste avant de franchir la porte, je m’arrête. Je me retourne. Il est là, debout dans l’ombre.
— Je ne plierai pas.
Il incline la tête, doucement. Et murmure :
— Je sais.

