

Chapitre 3
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Chapitre 3
Il est six heures trente.
Le silence dans le laboratoire est d’une densité presque organique, un silence épais, feutré, chargé de tous les gestes qui l’ont précédé, des batailles nocturnes menées entre le sucre et le feu, du tumulte suspendu avant que tout recommence. L’air est saturé d’odeurs invisibles — levain discret, vanille éteinte, humidité tiède de l’inox lavé à grande eau. Ce n’est pas un lieu qui dort, c’est un lieu qui attend.
La lumière vient d’une seule source : une lampe articulée posée sur le plan de travail central, inclinée comme pour interroger un suspect. Son halo précis découpe une tache claire dans l’obscurité encore tenace. Et dans cette clarté, immobile, souverain, il est là.
Samuel.
Déjà présent. Debout, droit comme une lame. Les bras croisés sur sa poitrine, le visage impassible, posé dans l’ombre partielle du néon qui découpe la pièce. Pas de carnet cette fois, pas d’ustensile en main. Juste lui. Silencieux. Parfaitement à sa place.
Il ne dit rien tout de suite. Il ne me regarde pas. Pas encore.
Je referme la porte aussi doucement que possible, comme si j’entrais dans un lieu sacré. Ou interdit.
— Vous êtes à l’heure.
Sa voix fend le silence comme un couperet. Aucun mot de bienvenue. Aucune inflexion. Juste une note sèche, factuelle. Une vérification d’horloge plus qu’une phrase adressée.
Je m’avance, droite, concentrée, et pose devant lui une boîte isotherme blanche, simple, sans logo, sans fioriture. Il l’observe longuement, sans encore y toucher. Ses doigts glissent sur le couvercle avec une lenteur étudiée, presque cérémonieuse. Puis il ouvre.
À l’intérieur : une tarte. Élégante. Ciselée. Équilibrée.
Sarrasin torréfié, crémeux café intense, dés de poire fumée. Rien de démonstratif, rien d’ostentatoire. Mais chaque élément posé avec une intention millimétrée. Un travail pensé, assumé. Et pourtant, je sens déjà que ce ne sera pas suffisant pour lui.
Il ne goûte pas. Il ne hume même pas. Il regarde.
— Vous lui avez donné un nom ? demande-t-il, sans lever les yeux.
Je soutiens son regard quand enfin il le relève.
— Non. Pas encore.
Il arque un sourcil, le mouvement est subtil, presque imperceptible.
— Vous croyez que la création précède le langage ? Ou bien vous évitez de nommer parce que vous ne voulez pas assumer ce que vous avez fait ?
Sa voix est calme, mais le sous-texte est acide. Il pique. Il appuie. Il cherche la faille avant même de juger le goût.
Je reste immobile. Je refuse de céder à la provocation.
— Je ne nomme jamais une création avant de l’avoir goûtée moi-même. Sinon ce serait trahir ce qu’elle est. Ou pire : ce que je crois qu’elle est.
Il esquisse un sourire. Bref. Mais réel. Un sourire de prédateur qui reconnaît que la proie, ce matin, ne fuira pas.
Il prend une cuillère, la plante avec lenteur dans la tarte, prélève un morceau précis, équilibré. Il goûte.
Et ferme les yeux.
Un instant.
Un instant seulement. Mais je le vois. Il entend quelque chose. Il reçoit quelque chose. Quand il les rouvre, il a déjà repris le contrôle.
— C’est maîtrisé, dit-il. Trop maîtrisé. Chaque saveur est à sa place. Chaque texture est réfléchie. Vous voulez impressionner, pas émouvoir. Vous avez trop pensé. Pas assez ressenti.
Je réponds, posée :
— Je suis venue pour le métier. Pas pour raconter ma vie dans une assiette.
Il repose la cuillère. Le tintement sur la porcelaine résonne dans tout le laboratoire, clair comme un verdict.
— Mauvaise réponse. Vous êtes venue pour vous raconter. C’est toujours ça, la pâtisserie. Des histoires sucrées pour survivre à l’amertume du monde.
Je ne bouge pas. Je reste droite, enracinée.
Il se déplace, lentement, contourne le plan de travail. Ses pas ne font presque aucun bruit sur le carrelage. Il tourne autour de moi, comme autour d’un feu qu’on jauge, qu’on évalue.
— Vous avez peur de quoi, Paule ? demande-t-il soudain, sans douceur. Du ridicule ? Du jugement ? Ou bien de ce que vous pourriez découvrir si vous alliez vraiment au bout de vous-même ?
Je serre les poings. Mais je ne détourne pas le regard.
— Je n’ai pas peur de vous.
Il s’arrête derrière moi. Trop près. Je sens la chaleur de son corps avant même d’en entendre la voix, plus grave, plus lente.
— Vous devriez.
Il laisse un silence. Puis ajoute :
— Vous êtes brillante. Et vous le savez. Mais vous êtes encore enfermée. Vous faites partie de ces gens qui érigent le contrôle en armure. Vous gérez, vous cadrez, vous verrouillez. Et ça, ici, c’est dangereux. Parce que le contrôle, à force, ça vous vide. Ça vous trahit.
Je me retourne, lentement, comme on accepte une invitation au duel.
— Et vous, Samuel ? Vous compensez quoi, exactement ?
Il me fixe. Il ne cligne pas des yeux. Puis répond, sans détour :
— Je ne compense rien. Je domine. C’est là toute la différence.
Un long silence s’étire. Dense. Électrique. J’ai envie de reculer. Mais je ne bouge pas.
Il finit par se détourner, et va vers le fond de la pièce.
— Lundi, vous entrez dans ma brigade. Vous serez là à cinq heures. Pas cinq heures cinq. Pas cinq heures précises. À cinq heures. Vous ne posez pas de questions. Vous observez. Vous exécutez.
Je hoche la tête. Mais je sens qu’il n’a pas fini.
Il se retourne, son regard est plus perçant que jamais.
— Vous allez découvrir ce que veut dire “pression”. La vraie. Celle qui vous empêche de dormir. Celle qui vous colle à la peau. Celle qui vous oblige à choisir entre l’excellence et l’effondrement.
Il s’approche à nouveau, lentement. L’ombre de son corps masque un instant la lumière crue de la lampe.
— Alors je vais vous poser une dernière question. Pas un test. Une vraie question. Vous croyez que la pression vous rend meilleure… ou bien est-ce votre excuse quand vous échouez ?
Je ne bouge pas. Je respire lentement. L’air lui-même semble épais.
— La pression, c’est ce qui prouve que ça compte. Si je tremble, c’est que je suis en vie.
Il hoche lentement la tête. Ce n’est ni une approbation, ni une réfutation. C’est un accord tacite. Une promesse d’épreuve.
— On verra combien de temps vous restez vivante, murmure-t-il.
Puis il se détourne, retourne vers le plan de travail, referme lentement la boîte, sans un mot de plus.
— Vous pouvez partir, dit-il, sans me regarder.
Je le fixe une dernière fois, mais il est déjà ailleurs. À la page suivante.
Je sors, referme la porte derrière moi sans bruit. Dehors, le jour s’est levé. Mais dans mon ventre, quelque chose continue de brûler.
Je ne sais pas encore s’il cherche à me façonner ou à me briser. Mais une chose est certaine.
Je ne suis pas venue ici pour survivre.
Je suis venue pour m’imposer.

