

Chapitre 19
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Chapitre 19
Je me réveille dans le silence épais de mon appartement. La lumière grise du matin filtre à travers les stores, peignant sur le mur des ombres fines et mobiles. Samuel dort encore, à moitié tourné vers moi. Sa main repose sur ma hanche comme si elle avait oublié de se retirer.
Je l’observe, immobile. Ce visage fermé, même au repos. Presque froid. Rien chez lui ne trahit la nuit que nous avons vécue. Comme si son corps m’avait parlé sans que son esprit n’ait jamais eu l’intention de rester.
Je me dégage doucement, sans le réveiller, et me lève pour aller me préparer un café. Le sol est froid sous mes pieds. J’ai la sensation étrange de flotter au-dessus de moi-même, comme si cette intimité, cette fusion, n’avaient été qu’un rêve sous un éclairage trop doux.
Quand je reviens avec deux tasses, il est assis sur le bord du lit, les pieds posés à plat au sol. Il enfile lentement son pull à col roulé vert anglais, celui qui fait ressortir la teinte dorée de ses yeux verts, profonds et étrangement calmes. Il lève à peine les yeux quand je lui tends la sienne.
— Merci.
Sa voix est neutre, presque administrative.
Je m’assieds à côté de lui, sans rien dire.
Le silence s’éternise.
— Tu regrettes ? je demande, droite, les bras croisés.
Il lève les yeux vers moi. Ce regard-là, je le connais. Celui qu’il réserve à ses subordonnés quand il veut maintenir une distance nette.
— Ce n’est pas la question.
Il boit une gorgée de café. Moi, je le fixe. J’attends.
— Alors, c’est quoi, la question ?
Il soupire, se redresse légèrement, détourne le regard.
— Ce que ça change.
Et là, je ressens cette colère sourde monter en moi. Ce mélange d’humiliation et d’incompréhension. Je me lève brusquement.
— Ce que ça change ? Pour moi, peut-être tout. Pour toi, visiblement rien. Tu veux que je sois docile, brillante, à ma place dans ta brigade. Mais dès que je ne rentre plus dans le moule, tu recules.
Il pose la tasse, lentement. Son calme est glaçant.
— Tu te fais des films.
— Non. J’essaie juste de comprendre ce que tu veux. Moi, je sais ce que je ressens, même si ça me fout la trouille. Toi, tu caches tout derrière ce mur de contrôle.
Il me regarde enfin. Un silence brutal s’installe. Il finit par se lever.
— C’était une erreur. On est collègues. C’est mieux de rester professionnels.
Mon cœur se serre. C’est brutal. Sec. Défensif.
— Dis plutôt que ça t’effraie. Que tu préfères saboter ce qu’il pourrait y avoir plutôt que de le laisser exister.
Il passe sa main dans ses cheveux. Un geste nerveux, rare chez lui.
— Paule, tu es brillante. Tu mérites mieux que moi.
— Arrête avec ça. Tu ne me rends pas service, tu me tiens à distance. Et là, tu mens. Pas pour moi. Pour toi.
Il se dirige vers la porte.
— On se voit au labo.
Et il sort. Sans un mot de plus.
Je reste là, seule dans mon appartement, le goût du café amer dans la bouche. Ce n’est pas un au revoir, pas vraiment. Mais c’est une fuite. Une de plus. Et cette fois, c’est moi qui sens quelque chose se fissurer en moi, un éclat de verre dans la poitrine.
La porte claque. Il est parti. Je reste figée quelques secondes dans mon salon, incapable de bouger. Il n’a même pas regardé en arrière. Pas un dernier mot, pas un soupçon d’hésitation.
Le gouffre s’ouvre en moi. Ce n’est pas une déchirure visible, bruyante. C’est plus insidieux. Une rupture intérieure, quelque chose qui s’effondre en silence — une attente, un espoir, peut-être une illusion.
Je ramasse les deux tasses encore tièdes. Mon café n’a presque pas bougé. Le sien, à peine entamé.
Le geste est dérisoire, mais il me donne l’impression d’agir, de ne pas rester là à encaisser.
Je prends une douche trop chaude. J’enfile mon manteau, sans me regarder dans le miroir. Une armure de tissu, juste assez solide pour faire semblant. Je sors dans la rue, les joues battues par le vent, l’air frais me giflant à peine assez fort pour me réveiller.
Quand j’arrive au labo, tout est normal. C’est ça le plus violent. Les fours ronronnent, les pâtes reposent sous film, Michael plaisante avec Addison pendant qu’ils tempèrent un chocolat. Rien n’a changé. Sauf moi.
Samuel est déjà là. Il parle à un fournisseur au téléphone, concentré, précis. Il ne me regarde pas. Même pas un battement de cils. Comme si cette nuit n’avait jamais existé.
Je prends une inspiration, me glisse dans mon manteau de travail invisible, et m’immerge dans les tâches. Je donne des instructions à Michael, surveille les temps de repos, corrige un appareil qui a tranché. Mais je suis ailleurs. Tout mon corps est en veille.
Plus la journée avance, plus le silence entre Samuel et moi s’épaissit. On se croise. On échange des phrases techniques, sèches. Pas un regard de plus, pas un mot en dehors de la pâtisserie. C’est un jeu cruel — faire semblant que rien ne s’est passé, quand tout en moi hurle l’inverse.
Je sens l’œil d’Addison sur moi à plusieurs reprises. Elle sait. Peut-être pas dans les détails, mais elle sent que quelque chose s’est brisé. Michael, lui, garde sa distance. Il a cette pudeur qui m’apaise, paradoxalement.
Vers 17h, alors que je m’apprête à ranger mon poste, je sens enfin sa présence derrière moi. Samuel. Je me fige, sans me retourner.
— Tu peux refaire la ganache au cassis demain matin ? Celle de ce matin manque d’acidité.
Sa voix est calme. Neutre. Déshumanisée.
Je me retourne lentement. Je le fixe droit dans les yeux.
— Bien sûr, chef.
Il hoche la tête et repart sans attendre de réponse.
Et moi, je reste là, debout, vidée.
⸻
Le soir, dans mon appartement, je m’effondre. Ce n’est pas un chagrin simple. C’est une colère noyée dans la frustration, un sentiment d’humiliation qui me ronge. Je repense à ses mains sur moi, à son souffle, à la sincérité fugace de cette nuit. À son regard quand il pensait que je dormais.
Et à cette froideur glaciale, ce matin.
Il me teste, je le sais. Il recule pour ne pas tomber. Il veut avoir le contrôle sur lui-même, sur moi, sur tout. Mais moi je ne peux pas me contenter d’un simulacre de neutralité. Pas après ça.
Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Mais je sens que quelque chose a basculé en moi. Ce gouffre entre nous n’est pas irrémédiable. Mais il existe. Et il me force à faire un choix que je ne voulais pas faire : le laisser partir ou lui faire face.
Et cette fois, je n’ai plus peur.

