

Chapitre 25
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Chapitre 25
Le matin du concours, je me lève avant l’aube. Avant le monde. Avant les doutes.
Tout est prêt depuis des jours, et pourtant je vérifie encore. Une dernière fois. Les couteaux affûtés, les fiches plastifiées, les ingrédients rangés selon un ordre que seul un esprit à cran pourrait justifier. Dans un coin de la mallette, soigneusement repliée dans une feuille de calque, repose la recette. Celle que j’ai conçue une nuit sans sommeil, lorsque le silence de Samuel avait remplacé ses bras autour de moi. Une recette née d’un vide brûlant.
C’est celle-là qu’il a choisie.
Il n’a rien dit. Il m’a juste regardée, longuement, puis il a hoché la tête. Ce simple geste, sans dialogue, contenait pourtant tout : la reconnaissance, l’abdication, peut-être même l’ultime tentative. Il a dit :
— On y va comme ça. Toi et moi.
Je n’ai pas répondu. J’ai juste rangé la feuille de calque.
Le concours a lieu dans un hôtel particulier, loué pour l’occasion. La salle de travail est vaste, immaculée, traversée de lumière blanche. Le genre de pièce où chaque erreur se voit immédiatement, où chaque mouvement trahit l’intention ou la peur. Les meilleurs binômes de l’état sont là. Des chefs reconnus, épaulés par des seconds dévoués, expérimentés. Le genre de duo qui fonctionne comme une seule entité, soudée par des années de tension, de crises, de victoires.
Nous, nous ne sommes pas ça. Pas tout à fait.
Nous donnons le change. Nous avons l’élégance d’une façade maîtrisée, mais à l’intérieur, c’est une faille qui gronde. Une rupture que l’on maquille sous la concentration.
Samuel marche deux pas devant moi, comme toujours. Mais aujourd’hui, ce n’est pas une soumission que je lui offre. C’est une forme de détachement. J’avance avec lui comme on salue une dernière fois un amour qu’on va enterrer. Il le sait. Je le sens dans la façon dont ses épaules se tendent, comme s’il portait un poids qu’il n’arrive plus à cacher.
Notre dessert s’intitule Contrepoint.
Un nom qui dit tout.
Une partition de saveurs qui jouent à se repousser, puis à se retrouver. Un équilibre qui ne tient que parce qu’il frôle la dissonance. C’est une œuvre à deux voix, où chaque note révèle un conflit, une attraction, un souvenir.
Sablé croustillant à la fève tonka râpée à cru — la chaleur d’un contact, la rugosité d’une main.
Gelée translucide de pamplemousse rose — l’amertume des choses dites trop tard.
Segments confits de citron vert, d’orange sanguine, cœur de mandarine pochée dans un sirop de miel et de thym — une douceur arrachée au cœur même de l’acide.
Crémeux bergamote — tendu, presque trop fort.
Mousse légère infusée à la tonka — une caresse, un leurre.
Et au sommet, une feuille de sucre tiré, si fine qu’un souffle la briserait.
Un dessert qui raconte une tension. Qui dit ce qu’on ne dit pas. Qui trace notre histoire sans jamais la nommer.
Nous cuisinons en silence.
Les gestes sont chirurgicaux, précis, presque trop. On sent que le moindre frémissement pourrait faire tout basculer. Je travaille vite, mais sans précipitation. Samuel, de son côté, ne touche à rien que je réalise. Il observe, supervise, mais ne corrige pas. Il me laisse dresser seule l’assiette finale. Il me laisse exister.
Et c’est peut-être la première fois qu’il m’accorde ça sans guerre.
Le jury goûte. Un silence épais descend sur la pièce. Le genre de silence qui précède l’inflexion. Celle qui ne s’entend qu’à peine, mais qui, pour nous, signifie tout : un changement dans un regard, un froncement de sourcil qui devient approbation, un souffle retenu.
Ils comprennent. Ils sentent.
Nous les avons touchés.
Le trajet du retour se fait sans un mot. Ni commentaire, ni débrief. On dirait deux étrangers revenus d’un pays lointain qu’ils ne veulent plus nommer. Et pourtant, dans le silence, il y a un respect. Une forme de paix. C’est fini. C’était grand, c’était digne.
Mais c’est terminé.
Avant que je sorte du véhicule, sa voix tombe, grave et discrète :
— Passe dans mon bureau. À 17h.
Je ne dis rien. J’acquiesce simplement.
Quand j’entre, il est là, seul. Appuyé contre la table. Les bras croisés, le regard fixe. Il ne cherche pas à occuper l’espace, il le subit. Je referme doucement la porte derrière moi. Et je sens que quelque chose attend d’être dit, d’être rendu à son silence.
— C’était notre dernier duo, Samuel.
Il me fixe sans cligner.
— Tu veux effacer ça ? Toi et moi, aujourd’hui ?
Je secoue doucement la tête.
— C’est déjà fait. Je vais demander une mutation. Après la saison. Et d’ici là, je veux qu’on reste professionnels. Rien d’autre.
Il reste là, sans un mot. Puis sa voix rauque fend enfin l’air :
— Ce dessert… C’était toi.
Je baisse les yeux.
— C’était toi aussi. Et c’est pour ça que je veux que ce soit fini. Que ça reste un aboutissement, pas un souvenir à rejouer. Pas une boucle.
Il serre la mâchoire. Je vois les muscles se tendre.
— Tu veux me punir ?
Je lève les yeux.
— Non. Je veux me protéger.
Un silence qui dure.
Puis il murmure :
— Tu me rends fou.
Il ne crie pas. Il ne frappe pas. Mais dans son immobilité, je vois toute la violence contenue. Il est à nu, mais il refuse de l’admettre.
— Et toi, tu m’as vidée, Samuel.
Un battement.
— Tu vas continuer comme si je n’avais jamais compté ?
Je soutiens son regard.
— Tu as compté. Mais tu es un chapitre. Et je viens de le clore.
Il baisse les yeux. Et quand il les relève, ils brillent d’une chose que je n’avais encore jamais vue chez lui : une forme de tristesse digne. Comme s’il comprenait, enfin, qu’il ne pourra plus réparer.
Il tourne les talons, claque la porte.
Je reste seule.
Et l’odeur de la fève tonka, ce parfum charnel et doux, flotte encore dans l’air.
Mais ce n’est plus du désir. Ce n’est plus une promesse.
C’est un adieu.
Et cette fois, je respire sans douleur.

