

Chapitre 29
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Chapitre 29
Le matin de mon jour de repos, je suis réveillée par une vibration brève. Mon téléphone s’est allumé dans la pénombre. Un message. Samuel.
« J’ai pensé qu’on pourrait profiter de ton jour de repos aujourd’hui. Une journée pour nous. Pour apprendre à se connaître, vraiment. Sans pression, sans passé. Juste toi et moi. Je viens te chercher dans une heure. »
Je reste immobile, les yeux rivés à l’écran. Je relis trois fois, quatre fois. C’est un message simple, sans détour. Mais dans sa brièveté, il y a une pudeur inhabituelle. Une fragilité. Et ce mot : nous.
Je n’avais rien prévu pour aujourd’hui. Je comptais rester enfermée, à laisser le silence remplir mon espace, à faire semblant d’aller bien. Mais ce message bouscule cette inertie. Il ouvre une porte, sans rien promettre.
Je finis par répondre : « D’accord. »
Et je reste assise là, un long moment, le téléphone sur les genoux, le cœur battant trop fort pour un simple rendez-vous. C’est peut-être ça, justement. Ce n’est pas un simple rendez-vous.
Une heure plus tard, il est là. Devant l’immeuble. Vêtu simplement, les mains dans les poches. Il ne bouge pas tout de suite quand il me voit, comme s’il cherchait comment me regarder sans effrayer ce moment rare.
— Salut.
Sa voix est basse, calme. Je réponds par un signe de tête, puis je m’approche. Nous marchons en silence vers le parc. La ville s’éveille lentement autour de nous. Il a plu un peu plus tôt. L’air est frais, chargé de cette odeur si particulière de terre humide et de feuilles froissées. Les bancs luisent légèrement, les arbres sont encore perlés de gouttelettes. Tout semble lavé, comme un décor qu’on aurait préparé exprès.
— Tu veux aller où ? je demande, enfin.
— Je ne sais pas. Marcher. Parler. S’arrêter si on a envie. Pas de programme. Pas de but.
Il dit ça sans me regarder, les yeux sur le sol devant lui, comme s’il avait peur que trop de contact visuel efface l’élan.
Je hoche la tête.
— D’accord.
On traverse une allée, puis une autre. Le parc s’ouvre en plusieurs chemins, et on prend celui qui longe l’eau. Le bruit léger du ruisseau accompagne nos pas. Il marche à mon rythme. Pas devant, pas derrière. À côté.
Au bout d’un moment, il dit :
— Tu te rappelles la première fois que tu m’as tenu tête ?
Je souris malgré moi.
— La toute première ? Je crois que je tremblais comme une feuille.
— Tu cachais bien ton jeu. J’ai cru que tu me détestais.
— Je me détestais de trembler, surtout.
Il sourit. Un vrai sourire, rare. Et il continue, après une pause :
— Je crois que c’est ce jour-là que je me suis dit que t’étais pas comme les autres.
Je le regarde. Il fixe l’eau.
— Et toi ? Tu te rappelles la première chose que tu as aimée de moi ? me demande-t-il doucement.
Je mets un moment à répondre.
— Ta précision. Pas ta froideur. Pas ta manière de corriger tout le monde sans lever la voix. Non. Ce que j’ai aimé, c’est… la précision de tes gestes. Comme si, à défaut de savoir parler, tu savais exactement comment dire avec tes mains.
Il ne dit rien. Mais je le vois ravaler quelque chose. Une émotion. Ou un souvenir.
On s’assied sur un banc. Le soleil passe entre les branches, dessinant des ombres mouvantes sur le sol. Je me sens bien. Etrangement bien. Ni piégée. Ni observée. Juste présente.
— Tu voulais qu’on se parle vraiment, Samuel. Alors je t’écoute.
Il garde le silence un instant. Je crois même qu’il va éluder. Mais finalement, il dit, d’une voix plus basse :
— J’ai appris très tôt à me taire.
Il ne me regarde pas. Il parle au sol, ou peut-être à lui-même.
— Le silence, c’est la première chose qu’on m’a demandé. Ne pas faire de vagues. Ne pas déranger. Ne pas exister trop fort. Alors je me suis adapté. J’ai appris à me couler dedans.
Je ne dis rien. Je le laisse dérouler ce qu’il veut bien offrir.
— Au début, c’était une protection. Puis c’est devenu une habitude. Et aujourd’hui… c’est ce qui me reste quand je ne sais plus comment faire autrement.
Il lève les yeux, juste un instant.
— Ce n’est pas que je ne veux pas parler. C’est que… je ne sais plus comment on fait, sans risquer de perdre quelque chose.
Un silence. Pas pesant. Suspendu.
Je pose doucement ma main sur la sienne. Il ne la retire pas.
— Et tu as peur de perdre quoi, Samuel ?
Il hésite. Longtemps.
— Moi, je crois. Ce que je suis, derrière le masque. Derrière ce que je montre.
Je le regarde. Il ne joue pas. Il ne séduit pas. Il ne fuit pas non plus.
— Tu sais… on ne se perd pas vraiment quand on se montre. On se trouve parfois.
Un soupir. Léger. Il détourne les yeux.
— Peut-être. Mais j’ai toujours cru que si on me voyait vraiment, on s’en irait. Alors j’ai préféré ne jamais vérifier.
Je serre un peu sa main.
— Tu ne me fais pas peur, Samuel.
Il me regarde enfin. Et pendant un instant, il baisse les armes. Une seconde. Peut-être moins.
Puis il murmure, presque pour lui :
— J’essaie d’apprendre à rester. Même quand tout me dit de partir.
Je ne dis rien. Parce que parfois, la réponse, c’est juste d’être là.
On se regarde, longtemps.
Plus tard, il m’invite à boire un café sur une petite terrasse. Il insiste pour commander un chocolat chaud pour moi, comme s’il voulait m’offrir un geste tendre sans oser encore les mots.
On parle de choses simples. D’enfance. De musique. De rêves absurdes. Il me dit qu’il aurait aimé être pianiste, parfois. Qu’il aime le silence, mais qu’un piano vide, c’est comme un cœur qui bat sans bruit.
Je ris.
— Moi, j’ai toujours rêvé d’avoir une librairie en bord de mer.
— Et tu fais de la pâtisserie ?
— Parce que c’est une autre manière de raconter des histoires. Mais je me dis que peut-être… un jour… on peut faire les deux.
Il me regarde comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Et peut-être qu’en un sens, c’est le cas.
En fin d’après-midi, il me raccompagne jusqu’en bas de chez moi. Il ne cherche pas à monter. Il ne demande rien. Mais il reste là, un moment, devant l’immeuble.
Je m’arrête, les clés en main.
— Merci, Samuel.
Il secoue doucement la tête.
— Non. Merci à toi de ne pas avoir claqué la porte.
Je souris.
Puis, doucement, il ajoute :
— Je sais que je ne suis pas facile. Mais j’essaie. Et aujourd’hui… ça m’a fait du bien. D’être juste… là. Avec toi.
Je m’approche, et cette fois, c’est moi qui tends la main.
Il la prend, sans un mot. Et pendant quelques secondes, tout est suspendu.
— Bonne nuit, je murmure.
— À demain, répond-il.
Je monte les escaliers lentement, le cœur étrangement apaisé. Et pour la première fois depuis longtemps, je me dis que peut-être… on a une chance.

