

Chapitre 1
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Chapitre 1
Je me scrute une énième fois dans le miroir de poche, ce petit objet ridicule devenu ma bouée de sauvetage. Il tient dans la paume de ma main, mais semble capable de contenir tous mes doutes. À ce stade, ce n’est plus de la coquetterie, c’est un acte de survie. Mes doigts tremblent légèrement. Pas de froid. De trac.
Le mascara a tenu bon. Le khôl encadre mes yeux comme deux lignes de défense, mais il y a quelque chose que le maquillage ne parvient pas à camoufler : cette infime lueur de panique, coincée dans mes pupilles comme une erreur d’impression qu’on ne peut pas effacer.
Je soupire et tente de remettre une mèche en place. Le chignon banane me donne des allures de Première Dame venue plaider pour les arts culinaires. Trop strict ? Trop sage ? Trop… moi qui essaye de ne pas trop en faire, en en faisant clairement trop ? Mon tailleur est impeccable. Gris anthracite, coupe cintrée. Il me serre un peu sous les bras. Ou bien est-ce la pression. Mes escarpins sont neufs. Verdict : j’ai mal. Partout. Mais au moins, je fais de la douleur un accessoire discret. C’est peut-être ça, l’élégance new-yorkaise : souffrir en silence avec dignité.
À côté de moi, sur la banquette du taxi, trône ma sacoche isotherme. Mon offrande. Mon fardeau. Mon CV version sucrée. J’y ai mis mes économies, mes nuits blanches, mes insécurités battues au fouet jusqu’à la crampe. À l’intérieur, des entremets, des choux, une tarte signature — celle que j’ai peaufinée jusqu’à l’obsession. Chaque bouchée, une tentative désespérée de dire : voici qui je suis.
Le taxi ralentit. S’arrête. Redémarre. S’arrête à nouveau. L’ambiance générale est à l’exaspération.
— On est loin ? demandé-je d’une voix que je tente de faire neutre, en me penchant vers le chauffeur.
L’homme lève un œil dans le rétroviseur. Un œil seulement. L’autre est occupé à ignorer les klaxons.
— Si j’vous disais “presque”, ce serait un mot optimiste. Disons que si vous accouchez là, j’peux couper le cordon, mais pas vous déposer.
Je lâche un rire nerveux, à mi-chemin entre le hoquet et le soupir. Puis je fouille dans mon sac. Mes doigts extraient un billet froissé. Je le tends.
— Gardez la monnaie. Je vais finir à pied. Ça sera plus rapide. Et probablement plus digne.
Il hausse les épaules, philosophe.
— C’est votre marathon, pas le mien.
Je saute sur le trottoir, sacoche sous le bras, le cœur dans les talons. Le vent me claque au visage comme pour me dire : Tu es ici. Tu es vraiment ici.
New York. Ses tours, ses klaxons, ses trottoirs qui puent un peu mais qui brillent d’espoir. Je me fonds dans la foule, une Française à la conquête du monde, avec ses rêves rangés dans une boîte isotherme.
Je marche vite. J’ai l’impression que tout ce que j’ai fui me suit de près : les voix qui doutent, les regards condescendants, les sourires en coin de ceux qui n’y croyaient pas. Alors je trace ma route, coûte que coûte, talons claquants et mâchoire serrée.
Et soudain, le voilà. Le Royalton Park Avenue. Haut, élégant, intimidant. Un temple de luxe dressé comme un défi. L’entrée brille d’un éclat argenté, un peu trop sûr de lui. Comme pour dire : Ici, on ne plaisante pas. Et moi, Paule De Luca, avec mes mains qui sentent la ganache et mes tripes nouées, je respire un grand coup.
Je pousse la porte.
Le hall est… baroque. Moderne. Délirant. Un salon de thé sous acide. Sol en damier noir et blanc, canapé fuchsia qui crie au scandale, cheminée sculpturale et ce lustre rose fluo suspendu au plafond, comme un ovni venu illuminer les prétentions humaines. J’ai l’impression de débarquer dans un rêve de styliste drogué au macaron à la truffe.
Une réceptionniste me sourit, parfaitement manucurée.
— Bonjour. J’ai rendez-vous avec Monsieur Johnson et Monsieur Williams. Paule De Luca.
Elle pianote, hoche la tête.
— Ils vous attendent au rooftop. Ascenseur sur votre gauche.
Je la remercie d’un signe de tête — j’ai peur qu’un mot de plus ne déclenche une cascade nerveuse. Je traverse le hall, évitant les regards. Mon reflet me suit dans les vitres teintées. J’ai l’air d’une femme qui va conquérir le monde ou exploser en larmes dans un placard à balais. Peut-être les deux.
Je presse le bouton de l’ascenseur. Les portes s’ouvrent dans un silence poli. À l’intérieur, un miroir. Encore. Cette fois, il me renvoie mille versions de moi-même, toutes tendues, toutes en apnée. J’ai envie de leur dire : Calmez-vous, c’est juste votre avenir qui se joue là-haut. Pas de quoi s’inquiéter.
L’ascenseur s’élève, trop lentement. Je ferme les yeux.
Respire, Paule. Ce n’est pas la guerre. Juste un entretien d’embauche. Bon, avec un chef réputé pour virer ses apprentis pour un sucre mal dosé, certes, mais allons-y gaiement.
Les portes s’ouvrent.
Le rooftop est magnifique. Une piscine turquoise. Des bouquets de pivoines. Une vue à couper le souffle sur Manhattan. Tout respire l’excès et le goût maîtrisé. Et moi, au milieu, j’ai l’impression d’être une version sucrée de David face à Goliath.
Deux hommes m’attendent dans un coin ombragé.
Le premier est petit, rond, affable. Il porte des lunettes à monture fine et un sourire sincère.
Le second… disons que le second mérite une pause dans le récit.
Grand. Élancé. Cheveux bruns, indomptés, chemise blanche entrouverte, manches retroussées. Il n’a pas besoin de parler. Son regard fait tout le travail. Vert. Doré. Froid comme l’acier. Et chaud comme l’enfer. Contradictoire, comme un dessert qui vous brûle la langue et vous réconforte ensuite.
Samuel Williams.
Je le sais. Je le reconnais. Même si je ne l’ai jamais vu. Ce regard, c’est une signature. Et je comprends immédiatement que cet homme ne fait pas de compliments. Ni de compromis.
— Madame De Luca ? dit le plus petit.
— Oui. Enchantée.
— Daniel Johnson, directeur de l’hôtel. Et voici Samuel Williams, notre chef pâtissier.
Je tends la main. Johnson la serre. Samuel… se contente de me fixer. Il ne bouge pas. Je pourrais être un chou à la crème tombé sur son plan de travail, il ne m’accorderait pas un geste de plus.
— Asseyez-vous, mademoiselle De Luca.
Je m’exécute, posant ma sacoche sur mes genoux comme une protection.
Il parle le premier. Sa voix est grave, calme, tranchante. Comme une lame bien aiguisée.
— Pourquoi la pâtisserie ?
Pas bonjour, pas bienvenue. Juste ça.
Je le regarde. Et je réponds.
— Parce que c’est la seule chose qui me fait sentir entière. Parce que c’est là que je respire. Que je transforme mes angoisses en équilibre, mes nuits blanches en ganache. Parce que c’est l’endroit où je me sens… vivante.
Il hoche la tête. Aucune émotion.
— Vous pensez pouvoir supporter notre rythme ? Ici, il n’y a pas de demi-mesure. Pas de dimanche. Pas de merci.
— J’ai dormi trois heures cette nuit. J’ai monté mes desserts dans une cuisine louée à l’heure, avec un four qui grésille quand on respire trop fort. Et je suis là. Alors oui, je pense pouvoir supporter votre rythme.
Son regard s’attarde. Il cherche les fissures. Je fais mine de ne pas en avoir.
— Qu’est-ce que vous voulez vraiment ?
Il ne plaisante pas. Cette question, il l’a posée à d’autres. Il les a vus fuir. Je m’ancre.
— Je veux plus que survivre. Je veux appartenir à ce monde. Pas comme une passagère, mais comme une pierre angulaire. Je veux créer, apprendre, exister. Et peut-être, si j’ai de la chance, inspirer.
Silence.
Puis il parle, mais cette fois d’un ton légèrement différent.
— Montrez-nous ce que vous avez apporté.
Je déverrouille la sacoche, l’ouvre avec précaution. Mes mains tremblent un peu, mais je les maîtrise. Je présente chaque pâtisserie avec soin, comme un sommelier présenterait un grand cru.
Chaque mot est choisi. Chaque composition a une histoire.
Ils goûtent. En silence. Le silence est pire que les critiques.
Puis Samuel pose sa cuillère. Son regard se plante dans le mien. Et là, quelque chose change. Juste un millième de seconde. Il sourit. Enfin, un truc qui y ressemble vaguement.
— Revenez ce soir, après le service. On verra si vous êtes aussi douée que vous êtes convaincue de l’être.
Je hoche la tête. Je ne dis rien. Mon cœur tambourine contre ma poitrine comme s’il voulait s’enfuir avant moi.
Je quitte le rooftop. Ma tête bourdonne. Mes jambes sont en coton. Mais une pensée m’accompagne dans l’ascenseur :
Je crois que je viens d’entrer dans une histoire où il va falloir beaucoup plus qu’un bon glaçage pour s’en sortir vivante.

