

Chapitre 1
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Chapitre 1
Je me regarde une énième fois dans le miroir de poche que je tiens entre deux doigts tremblants. Un geste anodin devenu presque rituel ces dernières heures. Comme si ce petit cercle argenté, gravé d’arabesques délicates, pouvait me garantir un semblant de contrôle sur le chaos intérieur qui m’anime. La surface réfléchissante me renvoie le visage d’une jeune femme qui tente désespérément de dompter son appréhension sous un masque de maîtrise. Mes yeux sont soulignés d’un trait de khôl noir, mes cils prolongés de mascara résistant à l’émotion, mais rien n’y fait : j’ai l’impression que mon regard me trahit, qu’il y a là, niché au creux de ma pupille, quelque chose de trop vrai pour ce monde feutré de la haute pâtisserie new-yorkaise.
Je réajuste une mèche qui s’échappe de mon chignon banane, classique, strict, impeccable – du moins en apparence. Tout dans mon apparence semble murmurer une supplique silencieuse : donnez-moi ma chance. Mon tailleur jupe d’un gris anthracite impeccable épouse mes formes avec une rigueur presque militaire. Et pourtant, malgré les efforts, je me sens déguisée. Ce que je suis vraiment dort quelque part, enfoui sous la soie de cette chemise, sous la couche fine mais tenace de mon ambition.
À mes pieds, mes escarpins vernis claquent contre le sol de la voiture à chaque soubresaut du taxi. La ville est engluée dans une circulation digne d’un jour de fête nationale. Le compteur s’emballe, le temps file. Et moi, coincée ici, entre un rêve fragile et un destin qui pourrait se dérober sous mes talons trop hauts.
Je jette un œil à la sacoche isotherme posée sur la banquette à côté de moi. Elle est lourde. Elle est précieuse. Elle contient les preuves de ma valeur. Des gâteaux réalisés à l’aube, dans une petite cuisine de location louée à l’heure, sans matériel professionnel, avec mes économies de ces derniers mois. Chaque entremets est une prière, chaque choux une confession. Si je devais tomber, au moins je tomberais avec panache.
— On est bientôt arrivés ? demandai-je en me penchant vers le chauffeur, tentant de dissimuler l’angoisse qui serre ma gorge comme un corset trop ajusté.
Le conducteur, un homme aux traits fatigués, m’adresse un regard dans le rétroviseur. Ses yeux clairs sont cernés, ses mains épaisses sur le volant.
— J’dirais cinq cents mètres, p’t’être moins. Mais là, m’dame, c’est l’enfer. Un accouchement serait plus rapide qu’un créneau ici.
Je lâche un souffle qui n’a rien d’un rire, puis fouille dans mon sac à main. Mes doigts tremblants extraient un billet.
— Gardez la monnaie. Je vais finir à pied.
Il hausse un sourcil surpris mais hoche la tête. Je sors, sacoche à la main, et m’élance sur le trottoir.
Le vent me gifle de son air tiède. New York bruisse autour de moi, immense, mouvante, vorace. Des silhouettes pressées me frôlent, des téléphones à l’oreille, des cafés brûlants à la main. Les klaxons résonnent comme une symphonie chaotique. Et moi, Paule De Luca, petite pâtissière française venue du sud de la France tenter ma chance dans ce monstre d’acier et de verre, je marche vite, concentrée, le cœur battant dans mes tempes.
Le Royalton Park Avenue se dresse devant moi, imposant, presque intimidant. Ses lettres argentées scintillent au-dessus de la porte d’entrée. Je m’arrête une seconde pour reprendre mon souffle, pour me rappeler pourquoi je suis là. Parce que l’échec n’est pas une option. Parce que j’ai quitté tout ce que je connaissais pour ce moment. Parce que je veux que ma vie m’appartienne, enfin.
J’entre.
Le hall est un mélange de design contemporain et d’audace assumée. Sol en damier noir et blanc, cheminée monumentale, canapé fuchsia démesuré, et ce lustre rose fluo qui donne au lieu des allures de rêve psychédélique. Une jeune femme à l’accueil m’accueille d’un sourire professionnel.
— Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Johnson et monsieur Williams. Paule De Luca.
Elle acquiesce, compose un numéro, murmure dans le combiné. Quelques secondes plus tard :
— Ils vous attendent au rooftop. Ascenseur sur votre gauche.
Je la remercie, traverse le salon sous le regard de quelques clients attablés. Mes talons claquent comme une ponctuation nerveuse. Je presse le bouton de l’ascenseur. Le miroir dans la cabine me renvoie mon reflet en mille facettes. Je suis cette femme que je suis devenue, mais aussi toutes celles que j’ai dû enterrer pour en arriver là.
Je ferme les yeux.
Respire, Paule. Ce n’est pas un champ de bataille. Ce n’est qu’un entretien d’embauche. Un entretien décisif, oui. Mais tu es prête.
Les portes s’ouvrent. Le rooftop m’enveloppe de lumière et de vent. Une piscine turquoise, des transats vides, des bouquets de fleurs fraîches sur les tables, et cette vue vertigineuse sur Manhattan. C’est irréel. C’est le théâtre de ma possible renaissance.
Deux hommes sont assis dans un coin ombragé. Le premier est plus âgé, petit, le regard doux derrière ses lunettes cerclées de métal. Le second est… autre chose. Grand. Élancé. Les cheveux bruns ébouriffés, un rien trop longs. Une chemise blanche ouverte au col. Et ce regard vert doré. Magnétique. Glacial. Profond. Samuel Williams.
Je m’avance.
— Madame De Luca ? dit le plus âgé.
— Oui. Enchantée.
— Daniel Johnson, directeur de l’hôtel. Voici Samuel Williams, notre chef pâtissier.
— Enchantée, répondis-je avec un sourire poli, que je sens se figer déjà sous le poids du regard de Samuel.
Il ne me salue pas. Il m’observe. Comme un joaillier évalue une pierre brute. Ou un prédateur sa proie.
— Asseyez-vous, mademoiselle De Luca.
Je m’exécute, les mains jointes sur ma sacoche.
Il parle le premier. Sa voix est grave, posée, presque trop calme.
— Pourquoi la pâtisserie ?
Pas de préambule. Pas de cordialité. Juste la question.
Je relève les yeux.
— Parce que c’est ce qui me tient debout, répondis-je sans réfléchir. Parce que c’est le seul endroit où je me sens à ma place. Là où la rigueur rencontre la création. Là où l’on peut offrir de la beauté au monde, même pour une minute.
Il ne cille pas. Il incline légèrement la tête. Continue.
— Vous pensez pouvoir tenir le rythme ? Ici, la pression n’est pas un concept abstrait. Elle est concrète. Quotidienne. Brûlante.
— Je sais. Et j’en ai besoin. C’est la pression qui m’a formée. Elle me garde lucide. Sans elle, je me disperse. Avec elle, je crée.
Un silence. Puis une autre question. Plus aiguë. Plus intime.
— Qu’est-ce que vous voulez vraiment, Paule ?
Cette fois, je respire. Longuement.
— Je veux appartenir à ce monde. Pas juste y survivre. Y laisser une trace.
Il ne répond pas. Mais il me fixe. Et dans ses yeux, quelque chose a changé.
Je sors les pâtisseries, les expose une à une, les présente avec minutie. Ma voix tremble parfois, mais je continue.
Ils goûtent. Lentement. En silence.
Puis Samuel pose sa cuillère. Il me fixe encore. Puis sourit.
— Revenez ce soir, après le service, mademoiselle De Luca. Nous verrons si vous êtes réellement faite pour cette cuisine.
Je hoche la tête. Et cette fois, son regard me brûle.
Je quitte le rooftop. Mon cœur cogne encore. Et j’ai l’étrange sensation que quelque chose vient de basculer.

