

Chapitre 12
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Chapitre 12
Le lendemain matin, l’air est plus froid que d’habitude, ou peut-être est-ce moi qui frissonne encore sous le poids de la veille. Le souvenir du bar, de ce moment suspendu avec Samuel, me revient en écho. Ce qu’il m’a dit. Ce qu’il n’a pas dit. Et surtout cette dernière phrase : « Ne me déçois pas. » Elle continue de me hanter, comme un fil tendu entre nous, invisible mais chargé de mille significations.
En poussant la porte du laboratoire, je sens aussitôt que quelque chose a changé. L’ambiance est plus lourde, les regards plus vifs. Un souffle de tension flotte dans l’air, palpable, insidieux. Certains lèvent à peine les yeux à mon passage, d’autres m’observent plus longtemps qu’ils ne le devraient. Et je sens, sans avoir besoin de l’entendre, que des mots ont circulé. Que les silences sont désormais habités de soupçons.
Samuel est déjà là. Bien sûr qu’il est là. Il est toujours là avant tout le monde, comme un pilier, comme une silhouette taillée dans l’exigence et le silence. Mais aujourd’hui, son regard me cherche avant même que je n’aie franchi complètement le seuil. Nos yeux se croisent. Juste une seconde. Assez pour que je sache qu’il sait. Et que moi aussi, je dois faire attention.
Il ne sourit pas, mais son regard s’attarde une demi-seconde de plus que d’ordinaire.
— Bonjour, dit-il simplement, d’une voix plus grave que d’habitude.
— Bonjour, Monsieur, je réponds avec retenue, sans le quitter des yeux.
J’aurais voulu dire quelque chose de plus, glisser une phrase à double sens, faire allusion à hier, mais ce n’est ni le lieu ni le moment. Dans ce laboratoire, tout est pesé, calculé, observé. Et les regards d’Addison et de Michael sont devenus des lames prêtes à trancher.
Je m’installe à mon poste. Les gestes me reviennent mécaniquement, mais une partie de mon esprit reste tendue, en éveil, comme si je devais décrypter une langue invisible. Samuel travaille quelques mètres plus loin. Il ne parle pas. Mais je sais qu’il observe.
Michael, lui, ne prend même plus la peine de cacher son agacement. Il marmonne des remarques à demi-voix, hausse ostensiblement les sourcils quand je prends une initiative. Et chaque fois que je le croise, je sens cette hostilité sourde, cette jalousie étouffée qui commence à sourdre comme une fièvre.
La matinée s’écoule dans une tension feutrée. Samuel n’élève jamais la voix. Il ne reprend personne. Mais il plane au-dessus de nous avec cette précision implacable, ce calme félin qui fait que tout le monde reste sur le qui-vive.
À la pause, alors que je range mes ustensiles, il s’approche sans un bruit. Sa voix, quand elle me parvient, est basse, dosée, parfaitement maîtrisée.
— Viens, Paule.
Je ne discute pas. Je le suis à travers le couloir étroit qui mène aux vestiaires, mais il ne s’arrête pas là. Il pousse une porte dérobée qui donne sur une petite cour extérieure, presque vide, à l’abri des regards. Le froid y est plus vif encore, et je resserre ma veste par réflexe. Il reste quelques secondes sans parler, les yeux fixés sur un point flou au loin.
Puis il tourne la tête vers moi.
— Les gens parlent, dit-il.
Sa voix est toujours calme, mais chaque mot est délibéré. Contrôlé.
— Ils parlent souvent, je réplique. Vous le savez mieux que moi.
Il incline la tête. Un sourire bref, presque cynique, étire ses lèvres.
— Cette fois, ils parlent de nous.
Je ne dis rien. Je sens que chaque mot de trop pourrait être une erreur. Alors je le regarde, en silence. J’attends qu’il aille plus loin.
— Et je ne veux pas, poursuit-il, que ces murmures-là installent une incohérence entre toi et moi.
Il ne me regarde pas directement, comme si dire cette phrase lui coûtait. Comme si l’admettre rendait les choses plus fragiles. Ou plus dangereuses.
— Je comprends, dis-je simplement. Mais je ne suis pas naïve. Je sais que je ne suis pas là par hasard.
Son regard se fixe soudain dans le mien, intense, presque dur.
— Tu es là parce que tu le mérites.
Je hoche lentement la tête.
— Et pourtant, certains n’y croient pas.
Il esquisse un sourire, sec, sans chaleur.
— Ils n’ont pas besoin d’y croire. Moi, oui.
Un silence. Cette fois, ce sont mes yeux qui glissent vers lui. J’essaie de percer le mur, de comprendre ce qu’il ne dit pas.
— Vous n’avez pas l’air du genre à vous soucier de ce que pensent les autres.
Il détourne brièvement le regard, observe ses mains, puis murmure :
— Je ne m’en soucie pas. Mais je ne veux pas que ça t’abîme, toi.
Je reste figée.
C’est peut-être la chose la plus proche d’une confession que j’aie jamais entendue sortir de sa bouche. Il n’a pas dit que je compte. Il n’a pas dit qu’il tient à moi. Mais il vient de m’avouer qu’il n’est pas indifférent. Avec ses mots à lui. Avec cette retenue qu’il porte comme une seconde peau.
Je ne réponds pas tout de suite. Je laisse l’aveu s’infiltrer lentement, comme un liquide tiède dans mes veines. Puis je murmure, le regard ancré dans le sien :
— Je ne suis pas de porcelaine.
Un souffle imperceptible passe sur ses traits. Presque un rire muet. Ou un soupir.
— Je sais.
Il se détourne alors, sans un mot de plus, me laissant seule dans le froid. Comme s’il avait atteint sa propre limite. Comme si dire davantage aurait fissuré sa cuirasse.
Je reste un instant immobile, puis je retourne dans le laboratoire.
Ce jour-là, je travaille avec une précision presque féroce. Chaque geste est mesuré, maîtrisé. Je sens sa présence tout près, toujours, et cette tension nouvelle — née d’un demi-aveu — m’accompagne jusqu’à la fermeture.
Nous n’échangeons presque rien le reste de la journée. Mais je sens que quelque chose a basculé. Un fragment de vérité a été posé entre nous, fragile, mais indélébile.
Et ce soir-là, en rentrant chez moi, je comprends que ce n’est plus seulement de la fascination.
C’est une faille. Une promesse. Un danger.

