

Chapitre 5
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Chapitre 5
Je pousse la porte du laboratoire avec cette impression sourde que mes pas trahissent mon trouble. L’air, épais, saturé de farine, de beurre fondu et de sucre caramélisé, me saisit dès l’entrée, comme un gant invisible mais ferme. À cela s’ajoute une autre odeur, plus subtile : celle de l’adrénaline. L’angoisse qui se cache dans les replis des vestes blanches, qui se dépose sur les nuques, qui colle aux paumes malgré l’eau glacée. Une peur professionnelle, dissimulée derrière des gestes sûrs.
Autour de moi, la brigade s’agite déjà avec cette rigueur militaire que je commence à reconnaître. Chacun est à sa place, dans un ballet méthodique où le moindre écart se paie cher. Ici, la fluidité est une obligation. L’hésitation, un luxe interdit.
Addison, la cheffe de partie, règne sans lever la voix. Elle n’a pas besoin de hurler pour imposer le rythme. Un regard suffit, un geste, une inflexion. Elle a cette manière de parler sèchement, tranchante, presque chirurgicale. Elle ne sourit pas. Ou alors, seulement pour humilier. Ses yeux d’un noir profond fixent sans ciller. À ses côtés, Michael virevolte comme un électron libre. Hyperactif, rapide, nerveux, il jongle entre les tâches, plaque de macarons dans une main, spatule dans l’autre. Leur complicité est palpable, mais tendue. Une corde raide où la moindre secousse pourrait provoquer une rupture.
Je m’avance, tente de me fondre dans le décor, mais je sens déjà les regards. Pas les regards francs — non, ceux qui glissent sur moi en silence, à la dérobée, pour évaluer. Ils attendent quelque chose. Un faux pas. Une faiblesse.
Et puis il entre.
Samuel.
Il ne fait pas de bruit, mais il prend toute la place. La lumière crue du néon accroche les lignes nettes de son visage, sa mâchoire, ses épaules droites. Il marche lentement, les mains dans les poches, comme s’il n’avait pas besoin d’accélérer. Son regard balaie la salle, s’attarde sur chacun. Puis il me trouve. Et ne me quitte plus des yeux.
Un frisson me parcourt la colonne. Pas de peur. Une alerte. Un contact.
Il s’arrête au centre de la pièce. Sa voix claque, basse, mais suffisamment ferme pour imposer le silence.
— Aujourd’hui, on pousse la pression à fond. Ce soir, on joue le tout pour le tout. Qui tient… et qui craque ?
Pas une réponse. Juste un frémissement dans l’air. Chacun entend le message. Et moi, je serre les dents. Parce qu’ici, la pression ne vient pas uniquement des fours ou des minuteries. Elle se glisse dans les regards. Elle s’insinue dans les silences. Elle est dans chaque sourire en coin, chaque mot à double tranchant.
Addison s’approche de moi, ses yeux d’un noir profond plantés dans les miens.
— Paule, montre-moi ce que tu as dans le ventre. Pas de place pour l’hésitation aujourd’hui.
Je hoche la tête sans répondre. Je n’ai pas le droit de flancher. Pas maintenant. Alors je me glisse derrière mon poste, j’enfile mes gants, et je commence. Mes mains travaillent la pâte avec une précision presque mécanique. Chaque geste est mesuré. Chaque mouvement contrôlé. Je me cramponne à cette rigueur comme à une bouée.
Mais au fond de moi, je sais que je joue plus qu’une recette. Je joue ma place.
Le bruit du métal contre le marbre, le souffle des fours, les murmures de consignes… tout s’entrelace dans un rythme hypnotique. Je disparais dans le mouvement, jusqu’à ce que je sente une présence.
Il est revenu.
Samuel.
Il s’approche lentement. Cette fois, il ne parle pas fort. Sa voix est un murmure, presque intime, destiné à n’être entendu que de moi.
— Tu sais que je te teste, hein ? Pas que tes gestes. Ta résistance. Ton souffle. Ta capacité à tenir debout quand tout autour de toi s’effondre. C’est ça, la vraie pâtisserie. Pas une recette. Un combat.
Je lève les yeux. Je voudrais lui tenir tête. Mais son regard me désarme. Il n’a pas besoin de hausser le ton. Il me désarme d’un silence. Il sait exactement où frapper.
Et pourtant, je tiens.
La journée s’étire. Les heures se vident. Le service du soir commence à monter. Le rythme s’accélère. Les gestes deviennent plus vifs, les ordres plus rapides. On ne respire plus. On anticipe. On réagit. On compense. Et moi, je tiens. Je suis là. J’enchaîne. Je rectifie. J’exécute.
Quand les dernières plaques sortent du four, quand le dernier glaçage tombe avec perfection sur l’assiette, la tension atteint son paroxysme. Et puis, comme un souffle retenu qui se relâche : le silence.
C’est fini.
Je recule d’un pas. Mes épaules sont raides. Mes mains tremblent à peine. Mais je me surprends à ressentir… une forme d’ivresse. Comme si cette violence douce, ce chaos contenu, m’avait traversée tout entière. Comme si ce jeu malsain, cette lutte permanente, était en train de m’aspirer.
Dehors, la nuit est tombée.
Samuel m’attend.
Il est là, adossé au mur en briques, l’ombre projetée par un réverbère dessine une ligne nette sur son visage. Son regard a changé. Il n’y a plus de masque. Juste lui. Brut. Presque vulnérable.
— Tu t’en sors bien, dit-il. Mais rappelle-toi… ici, on ne pardonne rien.
Je hoche la tête. Je sais que ce n’est que le début.
Je le suis. Nous marchons dans une ruelle étroite, les pavés humides luisent sous la lumière blafarde. Son silence me pèse. Il n’a pas besoin de parler pour imposer sa présence. Mais je sens qu’il pense. Qu’il observe. Qu’il attend quelque chose.
Je sais qu’il lit en moi. Comme s’il avait le pouvoir de voir au-delà. De décoder mes silences, mes hésitations, mes forces feintes. Il voit ce que je tente de masquer. Et je déteste ça.
Je déteste cette sensation d’être exposée, mise à nu, comme une pâte à peine levée qu’on entaille pour vérifier si elle est prête à cuire. Mais dans le même temps… je suis fascinée. Aimantée. Samuel n’est pas un homme qu’on ignore. Il est une énigme qui appelle à être résolue. Une tempête en costume noir. Une force brute qui dérange autant qu’elle attire.
Il me pousse dans mes limites. Il m’oblige à me voir autrement. À accepter la dureté. À affronter mes propres démons.
Et plus il le fait, plus je m’accroche.
Mais à quoi exactement ?
Je ne sais pas si c’est du respect. De l’admiration. Ou quelque chose de plus dangereux. De plus instinctif.
Je m’arrête. Il ne se retourne pas. Alors je parle. Ma voix est un murmure, un souffle chargé.
— Pourquoi me testez-vous autant ?
Il s’arrête. Se retourne. Me regarde.
Un sourire. Minime. Troublant.
— Parce que tu vaux le coup. Parce que ce métier, ce monde, n’est pas pour les faibles. Et toi, Paule… tu pourrais être une reine.
Je reste figée.
Reine.
Ou prisonnière.
Je ne sais pas encore.

