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Chapitre 5

Chapitre 5

Published May 27, 2025 Updated Jun 13, 2025 New Romance
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Chapitre 5

Je pousse la porte du laboratoire avec l’impression étrange d’être une intruse dans un temple silencieux. L’air, chargé de chaleur, d’humidité et de tension contenue, m’enveloppe aussitôt. Un mélange entêtant de vanille, de chocolat noir râpé, de caramel fondu et de levain acide, comme un parfum de guerre douce. Le genre de guerre qu’on ne gagne qu’à force de sueur et de silence.


Chaque pas résonne un peu trop fort sur le carrelage, malgré le tapis antidérapant. J’ai beau marcher droit, menton levé, je sens que mes gestes trahissent un trouble intérieur que je ne maîtrise pas tout à fait. C’est presque imperceptible. Presque. Mais ici, dans cette ruche au millimètre, le « presque » peut coûter cher.


La brigade est déjà en action. Une chorégraphie parfaitement rodée. Ils ne parlent pas, ou alors à peine, en murmures brefs et codés. Un ordre, une réponse. Une question, un geste. Les plaques claquent sur l’inox. Le beurre crie à la poêle. Les poches à douille dansent entre les mains gantées. Rien ne déborde, rien ne dépasse. C’est beau à voir. Terrifiant à vivre.


Et puis, il y a elle.


Addison.


Cheffe de partie, hiératique, avec la netteté d’un ordre qu’on ne discute pas. Elle ne crie jamais. Elle n’a pas besoin. Un regard de ses yeux noirs suffit. Elle pose le silence là où elle passe, comme une nappe glacée. Ses ordres claquent doucement, presque trop bas, mais tout le monde les entend. Tout le monde obéit. Elle est ce genre de femme qu’on respecte à la seconde… ou qu’on craint pour toujours.


À ses côtés, Michael s’active comme s’il avait bu trop de café. Il virevolte entre les plans de travail avec l’énergie d’un gosse sous amphétamines, mais ses gestes sont précis. Il ne casse rien. Il ne rate rien. Son duo avec Addison fonctionne. Une tension électrique qui frôle parfois la déflagration, mais qui tient. Pour l’instant.


Je prends ma place au fond de la pièce, tentant de me faire oublier. Mission impossible. Je le sens, leurs regards. Pas directs. Pires encore : fuyants. Insistants sans l’être. Du coin de l’œil, des jugements déguisés en indifférence. Ils attendent quelque chose. Mon erreur. Ma chute. Ils veulent voir si la nouvelle va tenir.


Et puis la porte du fond s’ouvre.


Il entre.


Samuel.


Il ne fait pas un bruit, mais son entrée suffit à faire reculer l’air. C’est comme si la pièce retenait son souffle. Il traverse l’espace comme on traverserait un champ de bataille, calme, sûr, trop calme peut-être. Sa silhouette est droite, presque trop droite, et ses yeux — ces yeux verts striés de doré — sondent la pièce avec la précision d’un coup qui vise juste.


Il s’arrête au centre du laboratoire, à peine à un mètre d’Addison. Leurs regards s’effleurent à peine, comme deux lames qu’on évite de croiser par précaution. Puis il fait un pas de plus. Un pas vers moi.


Il ne me quitte pas des yeux.


Je le soutiens. À moitié.


Ses lèvres bougent enfin. Une voix calme, grave, sans une once de chaleur. Il ne hausse jamais le ton. Il n’en a pas besoin.


— Aujourd’hui, on pousse. Jusqu’au bord.


Le silence est absolu. Même Michael, pourtant incapable de rester immobile plus de trois secondes, s’arrête net, une maryse en l’air. Personne ne demande ce que ça veut dire. Tout le monde a compris.


Il continue :


— Ce soir, tout doit être parfait. Pas bien. Pas presque. Parfait. Il y aura des assiettes qui vont valoir votre réputation. Ou la mienne. Et croyez-moi, je ne suis pas d’humeur à me faire couvrir de honte.


Sa tête se tourne vers moi, sans un mot de plus. Mais je sens. C’est pour moi qu’il a dit ça. C’est à moi qu’il parle. Et tout mon corps se tend sous le poids de cette pression invisible. Il n’a pas besoin de me hurler dessus. Il suffit qu’il me regarde comme ça, comme s’il me jetait un défi en pleine gorge.


Addison reprend le relais aussitôt. Elle m’attrape du regard avec une précision chirurgicale.


— Paule. Ce n’est pas un jour pour faire joli. C’est un jour pour faire juste.


Elle se tourne vers le marbre à sa droite, y pose un plateau nu.


— Je veux un Paris-Brest avec insert praliné croquant, chantilly au mascarpone, pâte à choux parfaite. Cinq exemplaires. Une heure. Pas plus.


Je ne bronche pas. Je serre les dents. J’enfile mes gants.


— Oui, cheffe.


Le mot m’écorche la langue, mais c’est ça ou crever ici. Elle ne me répond pas. Elle se détourne. C’est à peine si elle m’a vue. Juste assez pour me désigner comme cible.


Alors je m’installe.


Tout autour de moi, le chaos précis du laboratoire reprend son cours. Chaque son est amplifié par ma concentration. Le claquement des bols en inox. Le bruissement du papier cuisson. Le sifflant discret du gaz qui chauffe les casseroles. Tout est rythme. Tout est tension.


Je commence.


Tamiser. Verser. Mélanger. Fouetter. Poche. Chasser les bulles. Dresser les couronnes.


Le monde se réduit à cela. À ce cercle de pâte qui doit être régulier, à cette consistance qui doit être parfaite. Et derrière moi, je le sens. Samuel. Qui ne dit rien. Qui me regarde.


Peut-être qu’il attend que je craque.

Peut-être qu’il espère que je tienne.

Mais une chose est sûre : il veut voir. Jusqu’où je peux aller. Jusqu’où je suis prête à plier.


Et moi, pour une raison que je ne m’explique pas encore… j’ai envie qu’il soit fier.


Le temps se distord.


Je ne sais plus depuis combien de minutes mes mains s’agitent. Le glaçage file sous ma spatule. Le praliné coule entre mes doigts. Ma respiration s’est calée sur le bruit du batteur. Tout mon être s’est rétracté dans cette exigence impitoyable : ne pas faillir. Ne pas trembler.


Michael passe derrière moi, jette un regard rapide à mes couronnes, siffle doucement entre ses dents, sans moquerie. Il lance juste un :


— Si ça continue comme ça, t’auras droit à un demi-sourire d’Addison. C’est rare, mais paraît qu’elle en a un, planqué entre deux meurtres.


Je retiens un ricanement. Ce serait déplacé. Mais quelque part, ça me fait du bien. Ce petit clin d’œil d’humanité dans un monde qui sent la sueur et la peur camouflée sous l’arôme d’amande amère.


Addison, justement, repasse quelques instants plus tard. Son regard tombe sur mes choux dressés.


Elle ne dit rien.


Elle ne corrige rien non plus.


C’est pire.


Je termine le pochage, les doigts engourdis, le dos tendu. Je veux reculer, souffler, juste une seconde… mais Samuel est là. Je l’ai senti avant de le voir. Il a cette façon étrange de se mouvoir : on ne l’entend pas, mais il déplace l’air.


Il s’approche. Trop près. Toujours trop près.


Sa voix est un murmure, mais un de ceux qui percent la peau.


— Tu crois que je te regarde parce que je doute ?


Je sursaute presque. Je lève les yeux, rencontre son regard. Il est calme. Froid. Mais quelque chose d’autre s’y glisse, imperceptible. Une brume tiède. Un soupçon d’autre chose.


Je réponds, sans réfléchir :


— Non. Vous me regardez parce que vous aimez observer le point de rupture. Voir si quelqu’un va casser avant d’avoir plié.


Il esquisse un sourire, cette fois. Léger. Ironique. Presque amusé.


— Bien. T’as compris la règle. Maintenant, montre-moi si tu sais jouer.


Il repart.


Comme ça. Sans un mot de plus.

Je me rends compte que j’ai retenu mon souffle tout le temps. Je le relâche en silence. Puis je reprends. Mes gestes sont plus sûrs maintenant. Plus tranchés. Pas par confiance. Par nécessité.


Le temps s’accélère. Le service du soir approche. La tension monte d’un cran. Chaque minute coûte cher. Chaque geste compte double. Le laboratoire se resserre. On ne respire plus. On anticipe. On exécute.


Les plaques sortent, brûlantes. Les décors tombent. Le sucre claque. La crème monte.


Et au milieu de tout ça, je tiens. Je tiens. Bordel, je tiens.


Quand enfin, tout est en place, quand les assiettes sont envoyées, quand le silence revient comme une marée basse après le tumulte… je ne m’effondre pas.

Je ne m’effondre pas.


Mais je sens mes jambes prêtes à céder.

Et Samuel… il me regarde encore. Comme si j’étais une énigme qu’il n’a pas encore décidé de résoudre. Ou peut-être… qu’il n’a pas envie de résoudre tout de suite.


Il ne me dit rien. Il n’en a pas besoin. Ce regard, c’est une parole entière. Une parole qui juge, qui jauge, qui pèse, et parfois, sans prévenir, qui félicite. Silencieusement. Avec cruauté.


Je range mon poste. Je nettoie, je trie, je désinfecte. Les gestes me calment. Ils sont simples. Précis. Sans enjeu. Enfin presque. Car dans ce laboratoire, même un plan de travail mal rincé peut vous désigner comme indésirable.


Les autres parlent bas. Des éclats de rires étouffés, des commentaires qui ne m’appartiennent pas. Je ne suis pas encore dans leur monde. Je suis au bord. Tolérée. Testée. Observée.


Je le sens dans leurs silences.


Addison ne m’adresse plus un mot. Mais son mutisme est plus parlant qu’un blâme. Elle n’a rien trouvé à redire. Et chez elle, c’est peut-être déjà un aveu.


Michael, en revanche, repasse une seconde fois près de mon plan. Il me regarde, esquisse un rictus.


— Tu tiens la distance, apparemment. Tu dois avoir un bon fond de nerfs. Ou une très grosse envie de prouver quelque chose à quelqu’un.


Je lève les yeux vers lui, épuisée mais encore debout.


— Les deux, peut-être.


Il ricane doucement, puis repart sans rien ajouter. Pas d’hostilité. Juste cette manière légère de vous rappeler que tout est jeu. Sauf les conséquences.

Je retire mes gants. Mes doigts sont rouges, gonflés, raides. Mes jambes me portent encore, mais l’envie de m’asseoir est plus forte que la fierté.

Je m’apprête à sortir quand je le vois.


Samuel.


Il est déjà dehors.


Adossé au mur de briques, les mains dans les poches. Il fume. Une cigarette tenue du bout des doigts, comme une indulgence rare. Le halo du réverbère découpe son profil avec une précision cruelle. Ombre nette. Regard flou.


Je franchis la porte. L’air de la nuit me gifle presque. Trop frais, trop brusque. Je m’arrête.


Il ne me regarde pas. Mais il sait que je suis là.


— Tu tiens. C’est déjà plus que ce que j’attendais.


Je n’ai pas envie de le remercier. Ce n’est pas un compliment. C’est une constatation. Une notation sèche sur un bulletin imaginaire.


Je m’approche quand même. Je reste à distance. Il jette sa cigarette, l’écrase d’un geste précis.


— T’as compris quelque chose que les autres n’ont pas encore vu.


Je fronce les sourcils. Il continue :


— Ici, on ne récompense pas l’effort. On récompense la capacité à survivre. À rester debout quand ça brûle.


Il se tourne lentement vers moi. Son regard est moins tranchant. Mais pas moins intense.


— La souffrance, Paule, c’est pas un obstacle. C’est un outil. Une arme. T’apprends à t’en servir, ou tu t’éteins.


Nous marchons. Sans nous en parler. Sans nous regarder.


Les pas de Samuel résonnent sur les pavés humides, précis, calmes, inaltérables. Je le suis à deux ou trois longueurs. Il ne m’a pas dit de venir. Je ne lui ai pas demandé si je pouvais. Mais quelque chose, dans le silence, nous tient liés. Pas une complicité. Pas encore. Plutôt… un accord tacite. Un espace partagé entre deux fauves qui s’observent.


Il tourne dans une ruelle étroite. Les murs sont couverts de mousse sombre, le sol brille d’humidité. On n’entend que nos pas et, au loin, le grésillement d’un néon malade.


Il s’arrête enfin.


Il ne se retourne pas.


— Tu veux savoir pourquoi je te teste autant ?


Je ne réponds pas tout de suite. La question est tombée comme une pierre dans un puits. Elle remonte lentement en moi. Je la goûte. Je la crains.


— Oui.


Il se tourne alors. Lentement. Son regard accroche le mien. Il n’y a plus de masque. Juste lui. Fatigué. Féroce. Entier.


— Parce que je veux voir si tu vas faire comme les autres.


— Les autres ?


— Ceux qui brillent deux semaines, puis qui fondent dès que le feu est trop fort. Ceux qui veulent les étoiles mais pas les brûlures. Ceux qui veulent la reconnaissance sans les cicatrices.


Il fait un pas vers moi. Pas menaçant. Pas séducteur. Juste… dense.


— Et toi, Paule, t’as une façon de tenir qui m’agace.


Je fronce les sourcils.


— Vous voulez dire quoi par là ?


Un sourire, cette fois. Franc. Froid. Mais presque amusé.


— Que tu ne te plies pas. Même quand tu devrais.


Je croise les bras. Une protection dérisoire. Il lève un sourcil.


— Et tu ne réponds pas aux ordres comme les autres. Tu réagis. T’obéis, oui, mais tu regardes toujours un peu plus loin que le bout de l’assiette. C’est rare. Et c’est chiant.


Je retiens un rire. Il continue, sans me laisser le temps de répondre.


— Tu forces les gens à se regarder. Même moi. Et ça, c’est dangereux.

Je suis prise de court.


Je pourrais reculer. Je pourrais le remercier. Je pourrais protester. Mais au lieu de ça, je dis :


— Peut-être que c’est vous, le problème.


Il cligne lentement des yeux. Un battement de paupières comme un aveu. Puis il hausse les épaules.


— C’est fort probable.


Silence.


Il s’adosse au mur derrière lui, penche légèrement la tête. L’ombre découpe ses traits. Je ne bouge pas. Il me regarde comme s’il cherchait quelque chose. Ou comme s’il venait de trouver.


Sa voix baisse encore, presque douce.


— Je ne veux pas te casser, Paule. Je veux voir jusqu’où tu vas. Et ce que ça révèle de toi. Pas pour te briser. Pour te faire éclore.


Je ne sais pas quoi répondre à ça. Alors je ne dis rien.


Mais je reste.


Et c’est déjà une réponse.


Il ne bouge plus. Moi non plus.


Le vent fait danser une feuille morte entre nous deux, comme une provocation. Il n’y a plus de bruit. Juste ce silence tendu, suspendu, ce moment où tout pourrait basculer — ou pas.


Je baisse les yeux un instant, comme pour reprendre pied. Il y a dans son regard quelque chose qui me trouble. Pas parce qu’il est séducteur. Il ne l’est pas. Pas comme ça. Il est autre chose. Une tempête contenue, un homme qui regarde le monde comme un champ de bataille à dompter.


Et pourtant… il me parle.


Pas avec des mots. Avec cette façon de se tenir, de me jauger, de chercher à comprendre sans poser de questions directes.


Je lève les yeux à nouveau.


— Vous parlez souvent comme si le monde entier devait mériter sa place à chaque instant.


Il hoche la tête.


— Parce que c’est le cas.


Je souffle, légèrement ironique.


— C’est épuisant, vous savez ?


Un sourire en coin.


— Je sais. Mais regarde autour de toi, Paule. Tu crois que ce monde-là laisse de la place à ceux qui attendent qu’on leur tende la main ?


Je baisse un peu la tête, puis je murmure :


— Non. Il les écrase.


Il s’approche d’un pas. Encore. Cette fois, il est tout près. Trop près.


— Alors pourquoi tu continues ?


Je le fixe. Ma voix est basse, posée. Inébranlable.


— Parce que je ne veux pas qu’on me donne ma place. Je veux la prendre. Et qu’on ne puisse pas me l’enlever.


Il ne dit rien. Mais son regard change.

Il ne me voit plus comme une stagiaire. Il me voit.


Et ça… c’est vertigineux.


Un battement. Puis un autre.


Il recule d’un pas. Ralentit le tempo de cette étrange partition qu’on est en train de jouer.


— Bien.


Il s’apprête à tourner les talons. Mais je ne le laisse pas faire. Pas encore.


— Vous savez ce que je pense ?


Il se fige. Se retourne, intrigué.


Je soutiens son regard avec une fausse légèreté.


— Je pense que vous jouez au monstre pour éviter qu’on voie que vous êtes foutrement humain. Que vous avez peur, vous aussi. Pas du travail. Pas du monde. De vous-même.


Il me regarde longtemps.


Trop longtemps.


Et puis, il sourit. Un vrai. Lent. Inquiétant. Amusé.


— T’as peut-être raison, Paule. Mais faut pas trop t’y habituer. J’ai horreur d’avoir tort.


Et il disparaît dans la ruelle, son dos avalé par l’ombre.


Je reste là, plantée au milieu du pavé, le cœur battant.


Ce soir, quelque chose a changé.


Pas entre nous. Pas encore.


Mais en moi.


Et ça, personne ne pourra me l’enlever.

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