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Chapitre 39

Chapitre 39

Published May 29, 2025 Updated May 29, 2025 New Romance
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Chapitre 39

Le cliquetis des plaques inox. Le vrombissement discret du batteur, le souffle cadencé de la cellule de refroidissement, le chuintement d’une spatule raclant un cul-de-poule. L’odeur du chocolat fondu, profonde, presque amère, s’emmêle à celle plus sèche de la farine toastée. Le laboratoire vit. Respire. Pulse à nouveau.


Tout est à sa place.


Et pourtant, tout a changé.


Ce n’est pas visible au premier regard. C’est dans l’air. Dans la manière dont les membres de la brigade se déplacent. Leurs gestes ont perdu cette crispation invisible, cette dureté en filigrane. Les regards ne fuient plus. Ils s’attrapent. Les silences ne blessent plus : ils deviennent parfois nécessaires. Apaisés. Il y a eu cette réunion. Ce déballage à vif. Ces mots qu’on a laissé couler pour nettoyer ce qui suintait depuis trop longtemps. Et depuis, les choses se sont remises en place. Lentement. Mais plus nettement.


Je suis penchée sur un entremets, concentrée sur les dernières couches de mousse à la vanille grillée. Mes gestes sont précis. Méthodiques. Apaisants. Quand une ombre vient se glisser à mes côtés, je n’ai pas besoin de lever les yeux. Je sais déjà.


— Paule, souffle Samuel, à voix basse.


Sa voix effleure ma tempe. Sa proximité fait naître ce frisson connu, doux et nerveux, qui file le long de ma colonne comme une promesse. Il ne me touche pas. Mais il est là, entier, dans sa manière d’occuper l’espace, dans cette tension discrète qu’il transporte partout avec lui.


— Le directeur veut goûter les propositions d’hiver. On passe en salle de dégustation dans dix minutes.


Je hoche la tête sans rien dire. Il repart aussitôt.


Je le suis des yeux, malgré moi. Son dos droit. Sa démarche nerveuse, presque féline. Il n’est pas plus détendu qu’avant, mais plus clair. Depuis la victoire au concours, il tient. Il brille même. Mais je connais la faille, moi. Je la devine dans ses silences. Dans les jours où ses yeux semblent veiller quelque chose, même en plein jour. Cette vigilance ancienne, épuisante, qui ne le quitte jamais vraiment.


Je termine le montage, vérifie l’alignement, puis confie l’entremets à Rémi pour la mise en froid. J’essuie mes mains, range mes ustensiles, puis me dirige vers la salle de dégustation.


Samuel est déjà là. Impeccable. Bras croisés, appuyé contre le mur, le regard sombre mais présent. Devant lui, quatre desserts parfaitement dressés. L’un aux agrumes, notre « Contrepoint » revisité dans des notes plus profondes, presque boisées ; un autre au praliné de noisette brute, accompagné de fines tranches de poire pochée au poivre ; une variation glacée de notre soufflé classique, en coque croustillante ; et enfin, la proposition de Sophie : café noir, maïs grillé, et mousse de lait fumé. Déroutant, mais intriguant.


Le directeur entre, suivi de deux cadres de production. Ils goûtent, notent, commentent en silence. Je reste en retrait. Samuel ne parle pas. Il observe. Il laisse faire. Il sait exactement ce qu’il faut dire, mais choisit de se taire. Je reconnais là une de ses stratégies : le silence comme force.


— Ce dessert, dit l’un des cadres après une cuillerée du Contrepoint, ce n’est pas qu’un goût. C’est une histoire.


Samuel ne bouge pas. Et répond simplement :


— C’est exactement ça.


Je baisse les yeux. Une seconde. Juste une seconde. Et je respire.


Quand la dégustation s’achève, les félicitations tombent. Mais elles ne résonnent pas comme des louanges. Elles ressemblent davantage à une soupape qu’on relâche enfin. Comme si tout le monde retenait son souffle depuis trop longtemps. Ici, la paix est fragile. Un mot peut briser l’équilibre. Un regard de travers. Une tension. Une mémoire.


Quand la brigade s’éclipse, les voix s’abaissent. Samuel, lui, reste. Il nettoie son poste. Lentement. Presque méthodiquement. Moi, je fais semblant de ranger des boîtes dans le fond du stock. J’attends que les bruits s’éteignent un à un. Les casiers, les vestiaires, les derniers “bonne soirée” murmurés du bout des lèvres.


Quand le calme tombe enfin, il me rejoint. Silencieusement.


Je n’ai pas besoin qu’il parle.


Je sais déjà.



Il fait nuit noire dehors. On marche côte à côte dans la rue. Aucun mot ne passe entre nous, et pourtant la présence de Samuel est plus dense qu’un discours. Je sens sa chaleur à mes côtés, son corps tendu, nerveux, comme en proie à quelque chose de plus grand que lui. Je monte les marches jusqu’à mon appartement. Il me suit. Pas besoin de se demander s’il reste ce soir. Il reste. Il reste tous les soirs. C’est devenu notre habitude. Un rituel. Une nécessité.


Je pousse la porte, allume la lumière tamisée. Je suis déjà changée. Ma blouse est restée au laboratoire, soigneusement pliée dans mon casier. Ici, je redeviens une autre. Ou peut-être juste moi. Il pose ses clés sur le meuble de l’entrée, retire sa veste, reste silencieux.


Il va vers la fenêtre. C’est toujours ce qu’il fait en arrivant ici. Il s’y tient droit, comme s’il cherchait à démêler ses pensées dans les lumières de la ville. Moi, je le regarde. Longtemps. Sans rien dire.


Je m’approche, doucement. À deux pas de lui.


— Tu vas finir par te briser, Samuel. À force de contenir ce qui te ronge.


Il tourne lentement la tête. Son regard me transperce.


— Pas ici.


Je m’arrête. Il ne m’explique rien. Mais je comprends tout. Ce lieu. Cet espace. C’est son refuge. Sa bulle. Celle où il ne prétend pas. Où il n’a pas besoin de fuir ce qu’il sent.


Il s’approche. Lentement. Sa main effleure ma joue. Ses doigts glissent le long de mon cou. Il ne cherche rien. Il me retrouve. Encore. Comme à chaque fois.


Je ferme les yeux.


Il m’embrasse. Lentement. Comme s’il déposait une promesse entre mes lèvres. Ses mains glissent sur ma peau avec cette lenteur douloureuse, presque fragile. Il me déshabille avec cette précaution ancienne, comme s’il savait que chaque geste pouvait me dire plus qu’un mot. Il ne se presse pas. Il ne cherche pas à posséder. Il cherche à rester.


Et je le laisse faire.


Dans cette chambre où la lumière est douce, il me touche comme on touche une évidence. Il se glisse contre moi comme s’il cherchait à effacer tout le reste. Nos respirations se fondent. Nos peaux se cherchent. Ce n’est pas le désir qui brûle. C’est ce besoin de se retrouver. De redevenir entier, juste un instant.


Quand il pose son front contre ma clavicule, il reste là. Longtemps. Silencieux.


Puis, dans ce souffle suspendu, il parle.


— Je n’ai jamais su faire autrement.


Sa voix est grave. Râpeuse. Lourde de ce qu’elle contient.


Je ne réponds pas. Je suis là. Présente.


— Être dur. Me refermer. Ne rien laisser sortir. C’est pas une posture. C’est un réflexe. Une mémoire ancrée dans le corps.


Il inspire. Longuement.


— Mon père… il n’avait pas besoin de crier. Il savait dire des choses que tu ne peux pas oublier. Il t’écrasait d’un mot. D’un regard. Il avait ce talent-là. Pour viser juste. Là où ça fait mal.


Il marque une pause. Sa voix se casse un peu.


— Il ne levait pas la main. Jamais. C’était pas son genre. Il effaçait. Par le silence. Par l’indifférence. Tu pouvais pleurer, supplier, hurler… il restait muet. Comme si tu n’existais pas.


Je sens son souffle devenir plus court. Son torse battre contre ma poitrine.


— J’ai cru qu’en étant parfait, il finirait par me voir. Je me levais tôt, je faisais tout ce qu’il n’attendait même pas de moi. Et quand j’espérais un mot, juste un mot, il me regardait et disait : “Tu veux une médaille ?”


Je ferme les yeux. Mon ventre se noue. C’est une douleur qui n’est pas la mienne, mais que je sens pulser dans mon corps.


— Alors j’ai arrêté. J’ai construit un mur. Et j’ai appris à ne plus tendre la main. Parce qu’à force qu’on ne la saisisse pas, tu comprends, on apprend à survivre autrement.


Il lève les yeux vers moi. Et ce que je vois me bouleverse. Une faille nue. Une fatigue ancienne. Un homme qui ne sait plus comment poser ses armes.


— Et puis t’es arrivée. Et j’ai pas su quoi faire. T’avais cette façon de me regarder. De ne pas reculer. Tu m’as vu. Pas comme une légende. Pas comme un chef. Juste… moi.


Je glisse ma main dans ses cheveux. Je l’amarre à moi.


Il continue, plus bas, plus rauque :


— Je sais pas comment on fait. Quand on n’a jamais eu ça. Quand on ne t’a jamais montré. Mais avec toi… j’ai parfois l’impression de m’en souvenir. Comme si c’était là, enfoui, quelque part.


Je pose mes paumes sur son visage. Mon cœur cogne.


— Alors suis ce souvenir. Même flou. Même bancal. Je suis là.


Il ne dit rien. Mais il me serre fort. Comme s’il m’ancrait. Comme s’il s’accrochait.


Et moi, je comprends. Ce n’est pas un aveu. Ce n’est pas une promesse. C’est un souffle. Un premier pas.


Vers lui. Vers moi. Vers nous.

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