

Chapitre 36
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Chapitre 36
Le silence dans la salle de réunion s’étire, long et glaçant, comme si même l’air craignait de bouger. Samuel reste debout, immobile, mains dans les poches, le regard planté droit devant lui. Mais ce regard, je le connais maintenant. Il ne regarde pas, il transperce. Il évalue. Il attend. Il menace sans bouger un cil.
Autour de lui, la direction semble soudain fragile. Trop humaine. Le directeur, dont la prestance s’éteint à vue d’œil, tente de garder contenance, mais son stylo tourne entre ses doigts à une vitesse qui trahit son inconfort. À sa gauche, un adjoint évite ostensiblement les yeux de Samuel. Personne ne dit rien.
C’est lui, bien sûr, qui rompt le silence.
— Vous avez entendu ce que j’ai dit, déclare-t-il enfin, d’une voix d’une froideur méthodique. Maintenant, c’est à vous de décider.
Le directeur s’éclaircit la gorge, doucement, comme s’il espérait retrouver un brin d’autorité dans le fond de sa voix.
— Vos méthodes sont… disons, frontales, Samuel. Vous vous doutez de ce que cette situation représente pour nous ?
Un sourire mince, tranchant, fend le visage de Samuel. Il incline légèrement la tête, presque avec condescendance.
— Bien sûr. Mais vous, vous doutez-vous de ce que nous représentons pour vous ? Alors parlons chiffres. Parlons faits.
Il avance de quelques pas. Je le vois prendre la place. Littéralement. Comme un félin qui marque son territoire.
— Depuis que Paule travaille à mes côtés, les marges ont augmenté de 8,4 %. Les commandes extérieures ont doublé. Les revues gastronomiques nous citent à nouveau. Et le taux d’erreur du laboratoire est descendu à 0,6 %. Je vous laisse décider si ça vaut une remise en question.
Le silence, à nouveau. Mais plus lourd. Plus coupable.
Samuel ne s’arrête pas là.
— Vous pouvez décider de nous séparer. De céder à ce que vous appelez des “préoccupations d’image” ou de “hiérarchie”. Mais vous recevrez ma démission dans la demi-heure. Et je doute que je sois le seul à partir.
Je vois l’adjoint blanchir. Le directeur referme son stylo. Il croise les bras, l’air soudain plus grave.
— Le dossier ne sera pas retenu, dit-il enfin. L’origine en est entachée. Nous allons étudier cela en interne, mais… vous avez notre reconnaissance, Samuel. Vous êtes un atout. Tous les deux.
Samuel ne sourit pas. Il ne cherche pas à se réjouir. Il incline juste la tête, avec cette élégance cinglante qu’il maîtrise parfaitement.
— Alors je vous remercie. Mais plus personne ne s’avisera d’interférer avec le bon fonctionnement de mon laboratoire. C’est clair ?
Personne ne répond. Et pourtant, tout le monde acquiesce.
Il se tourne. Me regarde. Me fait un signe de tête. On sort ensemble, en silence. Et je sens que tout, vraiment tout, vient de basculer.
Le soir tombe, et le salon est plongé dans une lumière douce, presque irréelle. Je dépose mon sac sans un mot, retire mes chaussures d’un geste las. Samuel est là, adossé à la porte, comme s’il ne voulait pas rompre encore la tension qui nous suit depuis l’hôtel. Il m’observe. Pas comme on regarde quelqu’un qu’on connaît déjà. Non. Comme s’il essayait de savoir si je suis encore la même après cette journée.
Puis il s’approche. Lentement. Et je me rends compte que je retiens ma respiration.
— Tu méritais mieux que ça, murmure-t-il. Ce poison, ces regards. Ce dossier.
Je ne sais pas quoi répondre. Alors je me contente d’un regard, d’un hochement léger.
— On a tenu bon, je dis.
Il hoche la tête, s’arrête devant moi.
— Oui. Mais je me demande si on ne s’est pas abîmés au passage.
Il dit ça en regardant mes mains. Comme si elles portaient les stigmates de tout ce qu’on n’a pas pu dire.
— Est-ce que tu regrettes ? demande-t-il. D’avoir été de mon côté.
Je le fixe. Longtemps.
— Parfois… j’ai peur que ce soit le seul endroit où j’existe vraiment.
Il ferme les yeux. Comme si la phrase le traversait de part en part.
— Moi aussi. Et c’est ce qui me terrifie.
Je pose mes doigts sur sa joue. Un geste simple, mais qui me coûte. Parce qu’il implique d’accepter ce qu’il est, même avec ses silences, ses gouffres.
— Alors ce soir… viens. Juste en toi. Pas en chef. Pas en stratège. Juste Samuel.
Il se penche. Me serre contre lui. Et je sens son souffle trembler contre ma nuque.
— Tu n’as pas idée à quel point j’en ai besoin.
La chambre est baignée par la lumière de la ville. Une lumière grise, douce, presque liquide. Il m’observe. Il ne me déshabille pas tout de suite. Il me regarde. Comme si chaque centimètre de ma peau méritait une étude, une attention.
Ses paumes glissent lentement sur mes hanches. Il souffle contre ma clavicule :
— Ce n’est pas du désir. C’est une faim. Quelque chose d’ancien. De presque honteux.
Je l’attire à moi. Je veux le faire taire. Pas pour qu’il se taise. Mais pour qu’il ressente. Qu’il comprenne qu’il n’a pas besoin de se cacher avec moi.
Il me prend, lentement. Profondément. Chaque mouvement est retenu, maîtrisé. Mais derrière le contrôle, il y a l’urgence. La peur. Le besoin.
Et puis, à un moment, il perd le contrôle. Il murmure mon prénom, puis le laisse éclater dans un souffle rauque.
Je le serre plus fort. Comme si c’était ça, notre cri commun.
Je suis allongée, et je ne dors pas. Samuel dort contre moi, ou fait semblant. Je reconnais ses silences. Ceux qui veulent dire qu’il pense trop. Qu’il cherche à contenir ce qu’il n’arrive pas à poser.
Je revois la salle. Le moment où il s’est levé. Où il a parlé pour deux. Où il m’a protégée sans jamais le dire. Il n’a pas plaidé. Il a imposé. Sa voix était une lame.
Et ce soir, il a tremblé. Juste une seconde. Contre moi.
Je tourne le visage. Et je murmure, si bas que j’ai l’impression de parler à mes propres doutes :
— Merci.
Il ne bouge pas. Mais je sens son souffle changer.
Samuel
Elle croit que je dors. Mais comment le pourrais-je ?
J’ai encore son goût sur les lèvres, son regard dans la tête, et son corps dans les bras. Elle est là. Entière. Et pourtant, je la sens prête à s’échapper.
Je pense à ce que j’ai dit cet après-midi. À ce que j’ai montré. J’ai pris le risque. J’ai mis mes cartes sur la table. Et maintenant ?
Je tends la main. Je touche sa nuque. Elle ne sursaute pas. Elle sait.
— Tu ne m’as pas quittée, je murmure. Pas encore.
Un silence. Puis sa voix, douce, vraie :
— J’ai essayé.
Je ferme les yeux. Et je comprends que ce qu’on construit… ne tient qu’à une faille. Mais cette faille, je la garderai ouverte. Juste pour elle.

