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Chapitre 2

Chapitre 2

Published May 27, 2025 Updated Jun 13, 2025 New Romance
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Chapitre 2

La nuit s’est installée sur New York comme un parfum trop lourd : envoûtante, mais un peu

suffocante. Le genre de nuit qui fait briller l’asphalte et ralentir les pas. Les klaxons ne sont

plus des cris, juste des soupirs agacés. Les néons découpent les façades comme autant de

promesses de luxe et de solitude. Il est tard. Plus tard que je ne devrais être ici. Plus tard

que je ne me serais jamais autorisée à rêver d’un tel endroit.


Je suis seule dans un couloir immaculé, guidée par un employé qui n’a pas prononcé un mot

depuis le hall. Pas un regard non plus. Juste ce pas rapide et régulier, comme s’il m’escortait

vers un destin qui ne le concernait pas. C’est peut-être vrai.


Je marche derrière lui, le cœur trop haut dans la poitrine. À chaque pas, mes talons claquent

avec un peu trop d’assurance pour ce que je ressens réellement. Je me répète

intérieurement que ce n’est pas un piège. Que c’est juste un laboratoire. Une cuisine. Du

beurre. De la farine. Pas un interrogatoire. Pas une fosse aux lions.


Mais ce que je ressens, pourtant, c’est exactement ça.


Une arène.


Et moi, un peu trop propre sur moi, un peu trop droite, un peu trop tendue, avec une seule

arme entre les mains : mes gestes.

Je me souviens de ma toute première épreuve dans une pâtisserie, en France. Le chef

m’avait demandé de monter une crème au beurre sans batteur, « pour voir ». Je n’ai pas

protesté. J’ai fouetté à la main pendant cinquante minutes, jusqu’à avoir mal aux poignets,

aux épaules, à l’ego. Il m’avait regardée sans un mot, puis m’avait dit : Trop sucrée.

Recommence.


Ce soir, je crois que c’est ce même regard que je m’apprête à retrouver.

La porte s’ouvre. L’employé me laisse là, sans un mot, et disparaît.


Le laboratoire est vide. Ou presque.


Vide d’agitation. Plein de tension.


La lumière est crue, blanche, presque trop blanche. Elle efface les ombres, mais pas les

doutes. L’air est plus frais qu’ailleurs. Ça sent l’acier, la vanille sèche, et ce fond inaltérable

de sucre cuit et de gants latex. L’inox brille comme un miroir bien élevé. Les plans de travail

sont nus, nets, parfaits. Rien ne dépasse. Même les ustensiles, suspendus au mur,

semblent alignés selon une logique militaire.


Et lui. Samuel Williams.


Appuyé contre un meuble bas, les bras croisés, le regard fixé sur moi.Il ne bouge pas. Il ne sourit pas. Il ne parle pas. Et pourtant, je me sens traversée par une

électricité sourde. Ce type est un orage contenu. Pas d’éclairs pour l’instant, mais ça

pourrait tomber. À tout moment.


Je me tiens droite. Je ne cille pas.


Enfin, il parle.


— Vous êtes ponctuelle. C’est rare. Ça mérite presque une médaille.


Sa voix est calme. Grave. Délibérée. Chaque mot semble sortir d’un endroit précis en lui,

comme pesé, filtré, puis lancé au moment exact où il doit l’être.


Je reste immobile.


Il s’avance d’un pas. Pas menaçant. Juste… lent. Mesuré.


— Installez-vous. Les ingrédients sont là. Farine, œufs, lait, sucre, beurre. Rien

d’extraordinaire. Juste assez pour savoir si vous avez une colonne vertébrale ou juste des

jolies mains.


À côté, il y a aussi une veste de pâtissier posée bien à plat. Blanche. Impeccable.

Manifestement repassée au laser. Et manifestement deux tailles trop grande pour moi. On

dirait une chemise d’adulte sur un enfant qui joue à “c’est moi le chef”

. Parfait pour inspirer

confiance.


Je m’approche du poste de travail. Tout est parfaitement en place. Mes mains commencent

à s’activer. Je connais cette recette. Pâte à choux. Crème pâtissière. L’ADN de tout pâtissier

qui se respecte. Ou qui prétend l’être.


Il ne me quitte pas des yeux.


— Ce laboratoire, mademoiselle De Luca, ce n’est pas un décor. C’est un terrain de guerre.


Les erreurs ne sont pas corrigées. Elles sont éliminées. Ici, il n’y a pas de place pour les

états d’âme. Vous comprenez ça ?


Je réponds sans détour.


— Je ne suis pas venue chercher un câlin, monsieur Williams.


Un bref tressaillement de sa bouche. Pas un sourire. Une réaction.


Je me mets au travail. Ma main verse le lait dans une casserole. Je découpe le beurre. Je

casse les œufs. Chacun de mes gestes semble résonner dans le silence. Pas de radio. Pas

de bruit de fond. Juste la respiration. La mienne. Et peut-être la sienne. Invisible, mais présente.


Il tourne autour du poste. Lentement. Comme un félin. Je sens son regard sur mes épaules,

dans mon cou, sur le dos de mes mains. Il n’observe pas mes gestes : il m’observe, moi, à

travers eux.

— Que faites-vous, mademoiselle De Luca, quand on vous demande l’impossible ? Quand

la commande est déraisonnable, les moyens insuffisants, le temps ridicule ? Vous protestez

? Vous obéissez ? Vous pleurez dans un frigo vide ?


Je bats les œufs sans lever les yeux.


— Je fais. Puis je respire. Ensuite, je recommence. Et je prends note pour la prochaine fois.


Il rit. Bref. Étonné.


— Pas mal. Vous avez des réparties de commando. Vous avez fait l’armée ou un CAP à détroit ?


— Juste un apprentissage à l’ancienne. Et une très bonne mémoire.


Le lait commence à frémir. Je le retire à temps, le verse doucement en filet sur le mélange

jaune d’œufs-sucre. Mes gestes sont sûrs. Précis. Presque rassurants. Et pourtant, chaque

mouvement est habité par une tension profonde.


Il revient se placer derrière moi. Je sens sa présence. Elle est magnétique. Pas charnelle. Pas encore. Mais terriblement intense.


— Vous n’avez pas posé de question sur les conditions. Le salaire. Les jours de congé. Vous faites partie des héroïnes muettes ou des stratèges patients ?


Je me retourne un instant. Je le fixe.


— Ni l’une ni l’autre. Je sais que la seule chose que je peux négocier ici, c’est ma place. Le reste viendra… ou pas.


Son regard se durcit. Ou brille. Je ne sais pas. C’est confus. Comme lui.

Je poursuis. Je dresse les choux. Réguliers. Aériens. Je les enfourne.

Il me regarde toujours. En silence.


Puis il murmure :


— Vous tenez bien debout. Mais savez-vous tomber ?


Je le regarde, cette fois. Et je dis :


— Oui. Et j’ai appris à me relever sans aide. C’est une compétence rare.

Un silence. Puis un souffle. Il semble… approuver. D’une façon très personnelle, très intérieure.


Il goûte la crème pâtissière. Lentement. Avec le sérieux d’un prêtre qui consacre une hostie.


— Texture parfaite. Goût net. Pas trop sucré. Vous dosez avec la tête, pas avec la peur.


Je le remercie d’un simple hochement de tête.


Puis il dit, plus doucement :


— Pour vous, la pâtisserie, c’est quoi ? Un exutoire ? Une revanche ? Une façade ?


Je prends le temps. Je respire. Je cherche les mots justes.


— C’est un territoire. Mon territoire. Celui où je peux être entière, précise, forte, sans avoir à parler plus fort que les autres. Celui où je ne me cache pas. Même quand je suis fatiguée. Même quand je suis seule.


Il reste silencieux un instant. Et je jurerais qu’il comprend ce que je viens de dire bien plus qu’il ne le laissera jamais entendre.


Puis il conclut, d’un ton redevenu neutre :


— Revenez demain. Six heures trente. Avec une création. Pas un dessert à la mode. Pas un hommage. Quelque chose qui dit “voilà qui je suis”. Sans recette copiée. Sans excuses.


Je hoche la tête.


Il ne me regarde déjà plus.


Je range en silence. Je nettoie. Je remets tout à sa place. Lui, il est toujours là, mais ailleurs. Déjà passé à autre chose. Comme s’il m’avait rangée mentalement dans une boîte.


Une étiquette provisoire.


Je quitte le laboratoire sans un mot de plus.


Le couloir est vide. Le silence, presque religieux. L’ascenseur descend lentement. Je m’y glisse, seule.


Dans la glace au fond de la cabine, je me regarde. Mes yeux brillent. De fatigue, oui. Mais aussi de cette étrange clarté qui vient quand on comprend qu’on a posé un pied, enfin, sur quelque chose qui compte.


En sortant de l’hôtel, l’air est plus frais.

Je remonte mon col, avance sur le trottoir.


Et une phrase s’impose à moi, sans que je l’aie pensée : Ce mec est un problème. Mais c’est peut-être le problème que j’attendais.

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