

Chapitre 20
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Chapitre 20
Je ne lui parle plus.
Je ne le regarde plus.
Mais je suis là. Chaque jour. À la même heure. À la même place. Mécanique. Méticuleuse. Droite dans ma blouse, gantée comme pour une intervention à cœur ouvert, les gestes précis, le regard fixé sur ce qui doit être fait. Rien ne déborde. Ni les poches à douille. Ni mes pensées. Encore moins mes émotions. Je les ai compactées, tassées, repliées sur elles-mêmes comme une pâte trop hydratée qu’il faut dompter sous la paume, fermement, sans faille.
Samuel sent ce retrait. Il sent tout. Il sent que je me suis arrachée de lui comme on arrache une épine profondément ancrée dans la chair : avec douleur, mais sans trembler. Et ce qu’il ne contrôle pas, il le traque. Il l’extermine.
Alors, il resserre tout autour. Il verrouille le labo comme une forteresse : exigences renforcées, remarques sèches, consignes envoyées sans un regard, sans un mot de trop. La rigueur comme arme. La rigueur comme parade. Michael en fait les frais, Addison aussi. Même le commis qui renverse une balance s’attire une remarque cinglante.
Mais je sais que ce n’est pas eux qu’il vise.
C’est moi.
Il veut me faire réagir. Me faire fléchir. Me faire redevenir celle qui cherchait ses yeux comme une réponse, ses silences comme des promesses. Mais cette version-là de moi s’est retirée. Je ne joue plus. Je ne tends plus rien. Ni la main, ni la voix.
Quand il entre dans une pièce, je reste. Je ne fuis pas. Je ne tremble pas. Je travaille. Et c’est ce calme-là qu’il ne supporte pas.
Alors il s’enfonce plus encore dans la dureté. Il perd sa mesure, à peine. Mais moi, je vois. Chaque fiche qu’il pose brutalement sur la table est une pique. Chaque remarque tranchante est un cri masqué. Chaque silence est une implosion qu’il dissimule derrière la façade.
Je suis son reflet inversé, et il ne supporte pas ce que cela lui renvoie.
Le jeudi soir, tout le monde est parti. Le labo bruisse de ses derniers souffles. Il ne reste que moi, à genoux devant la table centrale, en train de polir le marbre. Ce n’est pas mon rôle. Mais j’ai besoin de cette lenteur-là. De ce geste méticuleux, presque sacré. De cette solitude choisie.
Je sais qu’il est encore là. Je l’ai entendu raccrocher plus tôt. Je sens son énergie, nerveuse, coupante, quelque part entre les couloirs et la porte. Je sens que ce soir, il ne partira pas sans éclater.
Et il entre.
Je ne me retourne pas. Pas tout de suite.
— C’est ça, ta méthode ? Tu crois qu’un silence, ça suffit à me faire taire ?
Sa voix est plus basse que d’habitude. Plus grave. Lente. Mais chargée. Électrique. Il n’attend pas de réponse, il attend la faille.
Je termine mon geste. Essuie la pierre une dernière fois. Puis je me lève, calmement, les bras croisés.
— Je fais mon travail, chef.
Un mot de trop, un mot trop lisse, trop glacial.
— Ne me balance pas ce ton. Tu ne m’adresses à peine la parole, tu détournes les yeux, tu m’effaces. Tu veux me punir ? C’est ça ? Me faire payer quoi ? D’avoir eu le malheur d’y croire, moi aussi, pendant quelques heures ?
Je le fixe. Et cette fois, je ne me contente pas d’un regard en coin.
— Ce n’est pas une punition, Samuel. C’est une barrière. Un espace que je prends pour ne pas me perdre.
Il rit. Ce rire amer qui fend la gorge. Pas de joie, pas de cynisme. Juste du vide.
— Une barrière ? Tu veux parler de ça ? Ce mur que tu dresses ? Paule, tu m’as laissé entrer. Et maintenant, tu joues à l’architecte du déni ?
— Tu as claqué la porte.
— Tu m’as ouvert la voie. Tu m’as regardé comme personne ne m’a jamais regardé. Et maintenant tu veux faire croire que je suis le salaud ? Que je suis celui qui sabote tout ?
Il s’avance. Lentement. Il n’y a plus de distance protocolaire. Plus de chef et de subordonnée. Il n’y a plus que nous. Et cette guerre froide qui couve sous chaque mot.
— Tu m’as fait croire qu’il y avait autre chose. Tu t’es planqué derrière ton foutu contrôle dès que ça devenait réel. Alors non, je ne recule pas. Je me retire.
— Tu joues.
— Peut-être. Et toi ? Tu préfères me casser que d’admettre que tu ne sais pas quoi faire de moi. De nous.
Un temps.
Il est si proche que je sens la chaleur de sa peau, l’agitation de son souffle.
— Tu veux que je dise quoi ? Que je suis tombé ? Que tu m’as brisé ma ligne ? Que je n’arrive plus à dormir quand t’es pas là ?
— Non. Je veux que tu me laisses tranquille.
Il ferme les yeux.
Rouvre.
Silence.
Puis, dans un murmure rauque :
— Tu me rends fou.
Et il part.
Ce n’est pas un départ précipité. C’est une sortie d’homme qui n’a plus d’arme. Qui a tout dit, sauf l’essentiel.
Je reste là. Le marbre est propre. Le labo vide. Et moi, je ne tremble pas.
Je suis celle qui l’a laissé partir.
Et cette fois, je suis celle qui reste debout.

