

Chapitre 7
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Chapitre 7
Je reste figée un instant, incapable de détacher mes yeux des siens. Ce vert strié de doré n’a rien d’ordinaire : il ne regarde pas, il scrute, il tranche, il cherche. Et pourtant, au lieu de me détourner, au lieu de reculer face à cette brûlure, je me surprends à avancer. Un pas. Un seul. Mais suffisant pour faire basculer l’équilibre.
— Alors dites-moi, soufflé-je, si vous êtes ce feu… pourquoi avez-vous besoin de me brûler ? Pourquoi moi ?
Samuel esquisse un sourire. Ce n’est pas un sourire de triomphe, ni même de défi. C’est un pli bref, douloureux, comme un masque qui craque à un endroit qu’il pensait intact.
— Parce que tu es la seule à refuser de devenir cendre. Tu résistes, Paule. Et c’est ce combat-là qui m’intéresse. Pas la docilité. Pas la facilité. La lutte.
Il n’élève pas la voix. Il ne bouge même pas. Mais sa voix, posée, grave, tendue comme une corde prête à rompre, frappe plus fort que n’importe quel cri.
Je me redresse malgré moi. Il ne m’intimide pas. Mais il m’oblige à me tenir droite, à répondre, à exister pleinement.
— Vous ne cherchez pas à enseigner. Vous poussez pour éprouver. Vous m’observez comme un matériau sous pression. Et vous attendez que ça casse.
Il baisse brièvement les yeux. Puis les relève, sans défense apparente. Plus calme. Plus opaque aussi.
— Peut-être. Ou peut-être que je cherche à comprendre qui tient encore debout quand tout s’effondre.
Je l’observe. Il ne sourit plus. Son visage est fermé, presque vide. Et pourtant, une tension flotte dans l’air entre nous, impalpable, mais bien réelle.
Je ne réponds rien. Pas encore. Quelque chose en moi refuse de lui donner une prise.
Alors je tourne les talons et quitte le laboratoire.
Il ne me retient pas.
Le froid me saisit dès la porte franchie. Je ne sais plus si c’est la température ou ce qu’il vient de dire qui me glace la nuque. Je marche longtemps sans réfléchir, jusqu’à chez moi, comme si bouger pouvait diluer ce qu’il m’a laissé.
Chez moi, je reste debout, longtemps, sans allumer la lumière. J’écoute le silence. Je sens encore dans mon dos la densité de son regard. Une présence qui ne s’efface pas.
Je m’assieds enfin, mécaniquement. Mon esprit tourne, sans trouver d’issue. Ce n’est pas la violence de ses propos qui me hante. C’est leur précision. Leur lucidité.
Samuel n’est pas un homme ordinaire. Il ne cherche ni pouvoir ni reconnaissance. Il cherche autre chose. Quelque chose de plus brut, de plus intime : l’endurance. L’âme nue. Et cela le rend redoutable.
Je ne veux pas fuir. Je n’ai rien à cacher, rien à réparer. Je ne suis pas brisée, et je n’ai pas peur de tomber. Mais je sens que face à lui, la chute n’est pas un effondrement. C’est une mise à nu.
Et je ne suis pas sûre d’en vouloir une.
Le lendemain matin, le laboratoire paraît identique. Les mêmes odeurs sucrées, le même cliquetis d’ustensiles, les mêmes gestes répétés. Mais je perçois, dans les détails, un changement. Les regards s’attardent. Les murmures se font à voix plus basse. Comme si quelque chose avait été décalé.
Samuel est là, bien sûr. Silencieux, rigide, plus fermé que jamais. Ses mouvements sont précis, chirurgicalement propres. Pas une once de bavardage. Mais je vois, dans le froncement imperceptible de ses sourcils, qu’il est ailleurs.
Addison s’approche de moi, plus près que d’habitude, son regard noir planté dans le mien avec une intensité qui m’étonne.
— Tu sais, ce qu’il t’a dit hier… ce n’est pas anodin. Il parle peu. Et quand il parle, ce n’est jamais pour rien. Mais fais gaffe. Il te pousse peut-être vers le sommet… ou vers l’abîme. Et parfois, avec lui, c’est le même endroit.
Elle me laisse là, sans attendre de réponse.
Je ne la suis pas. Je ne la crois pas. Pas entièrement. Mais elle a raison sur un point : Samuel voit. Il ne regarde pas. Il voit. Et il attend. Non pas que je tombe, mais que je révèle ce que je vaux quand il n’y a plus de marge. Plus de filet.
Plus tard, pendant une courte pause, je le retrouve seul, de nouveau absorbé dans la confection d’un entremets. La lumière accentue la netteté de ses gestes. Il ne relève pas la tête en m’entendant approcher.
Je reste droite. Je veux comprendre.
— Pourquoi me poussez-vous toujours à la limite ? Comme si j’étais un test à réussir ou un objet à éprouver ?
Il ne répond pas tout de suite. Il continue son geste, d’une précision irréprochable. Puis :
— Parce que je dois savoir si tu peux encaisser. Parce que tôt ou tard, tout ce qui t’entoure s’écroule. Et je préfère te voir debout maintenant… que brisée plus tard.
Il marque une pause. Sa voix change. Devient plus lente. Moins tranchante. Mais pas plus douce.
— Et parce que j’ai vu ce que ça fait, Paule. Quand on tombe. Vraiment. Alors je mets à l’épreuve. Mais je ne casse pas. Ce n’est pas mon rôle. Ni mon plaisir.
Il ne m’explique rien. Ne raconte rien. Mais il me regarde un instant, de biais, juste assez longtemps pour que je comprenne qu’il ne le dit pas à la légère.
Je le regarde aussi. Je ne dis rien. Mais je suis encore là. Et je ne cille pas.
Et dans ce silence, tendu comme une lame entre nous, je sens que la guerre continue.
Mais qu’elle a changé de visage.

