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Chapitre 4

Chapitre 4

Published May 27, 2025 Updated Jun 13, 2025 New Romance
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Chapitre 4

Le lundi arrive vite.


Trop vite.


Cinq heures tapantes, je suis là. Devant la porte du laboratoire, le souffle visible dans l’air froid. J’ai à peine dormi. Pas par angoisse. Par anticipation.


Quand j’entre, la lumière est déjà allumée. La chaleur aussi. Et lui.

Samuel est là. Comme une évidence. Il ne relève même pas la tête.


— Retirez votre manteau, attachez vos cheveux, désinfectez vos mains, et venez.


Aucun mot de plus. Pas un bonjour. Rien qui ressemble à une reconnaissance humaine. Un vrai poète matinal. On sent l’homme romantique dès l’aube.


Je m’exécute. Et je le rejoins près du four central. Il parle sans me regarder.


— Ce matin, vous ne touchez à rien. Vous regardez. Vous notez. Vous posez des questions uniquement quand je vous y invite. Compris ?


Je hoche la tête. Il ne le voit pas. Il s’en fout.


La brigade arrive peu à peu. Des silhouettes floues, emmitouflées, qui se changent en silence. Les visages sont marqués, concentrés. Personne ne plaisante. L’ambiance est sérieuse, presque militaire.


Je comprends très vite pourquoi.

Samuel est partout. Il goûte, corrige, recadre, interroge. Sans un mot de trop. Parfois sans même une phrase. Un simple regard suffit à faire se redresser un commis ou à figer une main trop lente. Il est respecté. Redouté. Pas aimé. Et il s’en fiche.


Je reste dans un coin. J’observe. Je note. Les gestes. Les rythmes. Les silences. Tout ici a une logique. Un tempo. On ne l’apprend pas. On l’absorbe.


Il y a une chorégraphie. Un langage des corps. Les mains vont vite, précises. Le bruit des fouets, des poches à douille, des pas sur le carrelage compose une musique sèche. Rien ne dépasse. C’est presque dérangeant. Comme si chacun des gestes avait été répété jusqu’à l’usure.


À un moment, il s’arrête près de moi. Il regarde ma page de notes. Un silence.


— T’écris vite. Trop. Tu risques de rater ce qui compte.


Je lève les yeux.


— J’écris ce que je veux retenir.


Il me fixe. Il ne cligne pas. Ce genre de regard qui fait croire qu’il a déjà compris la suite de ta phrase avant que tu l’ouvres. Le genre de regard qui a probablement déjà noté ta pointure et ton allergie aux noisettes.


— Et comment tu sais ce qui vaut la peine d’être retenu ?


Je soutiens son regard. C’est un test. Encore un.


— En écoutant. Pas seulement ce que vous dites. Mais ce que vous ne dites pas.


Un silence s’installe. Ce n’est pas une provocation. C’est une position. Il me jauge, un quart de seconde.


— Intéressant.


Et il s’éloigne.


Il n’a pas dit si c’était bien ou pas. Juste : intéressant.


C’est presque un compliment. Version Williams. Ce genre de compliment qui ne fait pas monter les couleurs aux joues mais qui reste fiché dans la poitrine comme une pointe de verre. On ne sait pas encore si ça va couper ou faire naître quelque chose.


À la pause, il ne prend pas de café. Il reste debout, à relire un tableau de commandes, appuyé d’un coude contre le marbre comme s’il faisait corps avec la pièce. J’hésite. Puis je m’approche. Pas pour parler. Pour le voir de plus près dans ce moment de relâchement relatif.


— Vous ne faites jamais de pause ?


Il tourne la tête vers moi. Lentement.


— Je ne suis pas un chef de bistrot. Ici, la pause, c’est quand tout tient.


Je m’appuie légèrement contre le meuble voisin. Pas trop. Juste assez pour montrer que je suis là, que je tiens. Que je prends l’espace. Même un peu.


— Et tout tient, là ?


Il baisse les yeux vers ses fiches.


— Ça dépendra de toi.


Je fronce les sourcils.


— De moi ?


Il redresse la tête. Pas avec violence. Juste avec l’économie de celui qui ne fait jamais de gestes superflus.


— Oui. Tu veux être là ? Alors fais en sorte que ce soit mieux avec toi que sans toi. Sinon, t’es juste un poids mort en blouse blanche.


Je le regarde. Il n’a pas besoin de hausser le ton pour être cruel.


— Et vous, vous étiez quoi, à votre première semaine ici ?


Il me regarde, longtemps. Puis, sans détour :


— Un orage. Personne ne savait s’il allait tomber ou faire tout sauter. Y compris moi.


Je le fixe, intriguée.


— Et alors ? Vous avez tout fait sauter ?


Un coin de ses lèvres s’étire. Pas un sourire. Une mémoire. Un reste de chaos.


— Presque. Mais je savais réparer.


Il croise les bras. Se redresse.


— Toi, Paule, je sais pas encore. Tu veux briller ou exister ?


Je soutiens son regard. Il fait noir derrière ses pupilles, mais je n’ai pas peur. Je n’ai plus peur.


— Je ne suis pas venue pour qu’on m’éclaire. Je suis venue pour allumer quelque chose.


Il ne répond pas. Il m’observe. Puis :


— Rejoins la brigade.


Et il reprend ses feuilles.


Quand je reviens au laboratoire, l’ambiance a changé. Subtilement. Comme si mon échange avec Samuel avait modifié la température ambiante, ou ma propre densité.


Je ne suis plus l’observatrice. Je suis entrée dans la matière.


Le service du midi est lancé. Le rythme s’accélère. Chacun est à son poste, concentré, tendu, précis. La moindre hésitation peut déséquilibrer la chaîne. Et moi, pour l’instant, je suis le maillon qu’on tolère. Pas encore celui qu’on intègre.


Samuel me fait signe. Deux doigts, sans un mot. Je comprends immédiatement. Il attend que je m’avance. Je me lave les mains à nouveau. J’attache ma veste. Et je rentre dans l’arène.


Je commence sur un poste de montage. Une tâche simple, en apparence : aligner, ajuster, équilibrer. On ne me confie pas de cuisson. Pas encore. Mais je sens les regards.


Ils ne disent rien.


Ils ne disent jamais rien.


Mais je les sens, comme une pression dans ma nuque. Pas seulement Samuel. Camille. Addison. Et les autres. Je ne connais pas encore leurs noms. Mais eux, ils ont déjà noté le mien.


Les gestes reviennent. Par automatisme. Par instinct. Mais ici, tout est différent. Le rythme. L’exigence. La proximité des corps. L’inox glacé. Le bruit des fours. La voix brève de Samuel qui donne des consignes à mi-voix, sans jamais hausser le ton.


Un moment d’inattention et je fais glisser un cercle à entremets d’un demi-millimètre trop à gauche.


— Non.


C’est Camille. Derrière moi. Sa voix est froide, sans reproche, sans explication. Elle saisit le cercle, le replace. Parfaitement centré. Un quart de seconde. Puis elle s’éloigne.


Aucun mot de plus. Mais j’ai compris.

Pas d’à-peu-près ici.


Addison me regarde en coin. Pas avec hostilité. Avec attention. Comme si elle cherchait à comprendre le niveau de menace que je représente. Elle a ce sourire à peine là, ce plissement des yeux qui dit : « je te vois », sans avoir besoin de parler.


Je baisse les yeux. Je ne réponds pas au regard. Je réponds au travail.


Et je reprends.


La journée avance. Samuel ne me parle pas. Pas directement. Mais il voit tout. Il est là, partout, tout le temps. Il a cette capacité étrange à faire sentir sa présence même lorsqu’il n’est pas dans le champ.


Les fours claquent. Les poches à douille sifflent. Le sucre vibre. Et moi, je suis dans le flux.


À la fin du service, je sens mes épaules raides, mes doigts engourdis, ma nuque tendue. Mais j’ai tenu.


Je range ma station. En silence. Comme les autres. Pas une parole. Pas un regard.


Et pourtant… quelque chose a changé.

Quand je me relève, Camille passe derrière moi. Elle ne dit rien. Mais elle ne corrige rien non plus.


C’est peut-être ça, ici, un début d’acceptation.


La pause est brève. Trop.


J’ôte mes gants. Mes mains sont rouges, marquées par le froid de l’eau et la chaleur des lampes. Je traverse la cour arrière pour prendre une gorgée d’air.

Je n’ai pas encore franchi la porte que Samuel surgit dans mon champ de vision. Appuyé contre le mur. Bras croisés. Le visage impassible.


— Ça va ?


Il ne dit pas « alors ? ». Il ne dit pas « comment tu te sens ? ». Juste : « ça va ? ».


Je hoche la tête.


— Oui.


Il incline légèrement la tête. Son regard est grave, mais pas hostile.


— La brigade fonctionne bien, Paule ?


Je sais que la question n’est pas anodine. Qu’il attend une réponse précise. Pas un ressenti.


— Ça avance. Mais ils restent méfiants.


Il acquiesce. Presque imperceptiblement.


— Normal. Ils veulent voir si tu vas durer. Si tu vas plier sous la pression ou si tu vas la digérer. Tu sais ce qu’il te reste à faire.


Je hoche à nouveau la tête. Mais cette fois, ce n’est pas un automatisme. C’est une réponse sincère. Je sais exactement ce qu’il veut dire. Ce qu’il attend.


Pas de plaintes. Pas de justification. Juste : continuer. Tenir.


Il ne dit rien de plus. Et c’est fini. Il retourne à l’intérieur. Moi aussi.


L’après-midi s’enchaîne sur les préparations pour le service du soir.

Les visages sont plus tendus. Les épaules plus crispées. Le temps plus court. On passe d’un plan de travail à l’autre avec l’efficacité d’un système bien rodé. Et moi, j’essaie d’entrer dans ce système. De ne pas le freiner. De ne pas le heurter.


Je travaille aux côtés d’un jeune homme dont j’ignore le prénom, mais qui, de temps en temps, me tend les outils avant que je les demande. Un signe. Infime. Mais réel.


Addison, elle, ne dit toujours rien. Mais je la vois. Elle me teste du regard. Elle note mes gestes. Pas pour apprendre. Pour cataloguer. Pour anticiper.


Camille, elle, reste impassible. Elle agit avec la précision d’un métronome. Parfaitement accordée à la rigueur du lieu.


Et Samuel… Samuel ne parle presque plus. Mais il voit tout.


Je le surprends, à un moment, en train de me regarder alors qu’il corrige un dressage à l’autre bout du laboratoire. Pas un mot. Mais un battement d’yeux plus long qu’à l’habitude. Comme une note mentale ajoutée à un carnet invisible.


La soirée approche. Le laboratoire se tend. Comme une corde.


Et moi, je m’accroche.


Le service du soir s’enchaîne. Les gestes sont plus automatiques, plus nerveux aussi. Le laboratoire ne respire plus, il pulse. Comme un cœur sous adrénaline. Les fours claquent, les sabayons montent en cadence, les voix se lèvent — jamais trop fort, jamais inutiles. Ici, on ne crie pas. On n’a pas le temps de gaspiller des décibels.


Je suis affectée à une préparation de décors en sucre tiré. Camille me montre une fois. Une seule. Le regard qu’elle me lance à la fin de la démonstration vaut cent mots : “Si tu rates, tu sors.”


Je me concentre. Mes doigts tremblent un peu au début. Le sucre me brûle légèrement la paume malgré les gants. Mais je recommence. Je tiens. Je respire. Je recommence encore. Les gestes se font plus sûrs. Plus précis. Et Camille, sans un mot, m’apporte un moule en forme de plume. Une offrande muette. Un test supplémentaire.


Je la remercie d’un regard. Elle ne répond rien, sinon un froncement de sourcil. Presque de l’encouragement, chez elle.


Addison passe près de moi en silence. Elle ne dit pas un mot, mais elle laisse traîner un commentaire pour quelqu’un d’autre, suffisamment fort pour que je l’entende.


— Elle tient bien le sucre. Étonnant. Je pensais qu’elle casserait au premier pli.


Je ne relève pas. Je préfère réussir que répondre. Mais un léger sourire m’échappe. Et ça, Samuel le voit. Il est passé derrière moi, comme une ombre de chef.


— Moins de sourire. Plus de sucre, murmure-t-il.


Je le regarde du coin de l’œil.


— C’est interdit, de réussir avec un peu de fierté ?


Il penche la tête. Son regard est d’une intensité presque déraisonnable pour un simple échange au-dessus d’un plan de travail.


— Non. C’est dangereux. La fierté, mal dosée, fait éclater les structures. Comme un sucre trop cuit. D’abord ça brille, ensuite ça se fissure.


Je réponds, bas :


— Et vous, Samuel ? Vous brillez, ou vous vous fissurez ?


Il ne répond pas tout de suite. Puis il souffle, presque en ricanant :


— J’ai appris à me fissurer sans casser. C’est ce qui me rend meilleur que les autres.


Puis il s’éloigne, comme s’il venait de livrer une clé. Mais il ne m’a pas dit où se trouve la serrure.


La nuit tombe sans prévenir. L’éclairage du laboratoire prend le relais, baignant les visages dans une lumière trop blanche, trop tranchée. On dirait que les néons dissèquent les ombres. Rien ne peut se cacher ici. Ni les erreurs. Ni les faiblesses. Ni les pensées.


Je termine ma tâche en silence. J’entends Samuel corriger quelqu’un à l’autre bout de la pièce. Une consigne nette, précise, tranchée comme un coup de lame. Puis son pas qui revient, presque sans bruit, et s’arrête non loin de moi.


Je ne bouge pas. Mais je le sens. Il est là. Il m’observe. Comme s’il cherchait une faille ou un éclair. Je pourrais me retourner. Lui parler. Mais je reste concentrée sur le sucre, les gestes, le rythme.


— C’est propre, dit-il enfin.


Deux mots. Mais dans sa bouche, c’est presque un éloge.


Je redresse la tête. Son regard est moins dur. Pas doux. Juste… dégagé d’une tension. Comme si, pour la première fois, il admettait que je suis là pour autre chose que pour échouer.


— Merci, dis-je simplement.


Il penche la tête, esquisse ce qui pourrait ressembler à un sourire sans s’y abandonner.


— Ne le prends pas comme une victoire. C’est juste un pas. Et les pas, on peut toujours les faire à reculons.


Je hoche la tête.


— Je n’ai pas l’intention de reculer.


— Tout le monde le dit, souffle-t-il. Peu le prouvent.


Il s’éloigne, encore. Et cette fois, je ressens un mouvement étrange dans mon ventre. Pas de la peur. Pas du désir. Une forme de curiosité tremblante. Celle qu’on éprouve quand on comprend qu’on ne marche pas seulement vers un défi… mais vers quelqu’un.


Le service se termine plus tard que prévu. Le silence retombe enfin sur les plans de travail, sur les plaques vides, sur les mains fatiguées. Les membres de la brigade se dispersent, un à un. Je suis la dernière à enlever ma veste. Mes épaules me brûlent. Mes mains sont rêches. Mais je tiens encore debout.

Samuel range quelques fiches à l’autre bout. Il ne m’a pas encore dit de partir. Et moi, je ne bouge pas.


Puis, sans me regarder :


— Paule.


Je lève les yeux.


— Demain, tu viens à cinq heures. Pas cinq heures une. Ni quatre cinquante-neuf. Cinq heures. C’est une heure, pas une marge.


J’acquiesce. Et cette fois, je crois voir ses yeux s’attarder. Une seconde de trop. Puis :


— Bonne soirée.


Il me tourne le dos. Je reste là, une seconde encore. Avant de sortir.


Dehors, l’air est glacé. Le ciel est noir. Mais je sens une chaleur étrange dans ma poitrine. Comme si quelque chose avait commencé. Quelque chose de sérieux, de difficile, de peut-être dangereux. Mais de vrai.


Je m’éloigne du laboratoire en silence.


Et je souris.

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