

Chapitre 16
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Chapitre 16
Il ne m’adresse pas un mot de toute la matinée. Pas même un regard.
Ce n’est pas un silence vide, c’est une muraille. Massive. Consciente. Il me contourne comme on contourne une plaie qu’on n’ose pas examiner, de peur d’y découvrir l’ampleur des dégâts. Mais je ne suis pas une blessure. Je suis là, debout, droite, concentrée. Et si quelque chose a changé depuis hier, ce n’est pas lui. C’est moi.
Je ne suis plus dans l’attente. Je n’attends plus ses gestes, ses regards, ses réponses. Je les observe, je les accueille. Mais je ne les attends plus. Parce que je comprends, à force de l’avoir côtoyé, que Samuel n’a jamais su être là autrement que dans le contrôle. Et quand ce contrôle vacille, il se mure.
Il me frôle dans le couloir, l’ombre d’un souffle entre nous. Son bras touche presque le mien, mais il ne se tourne pas. C’est sa façon à lui de dire que quelque chose a eu lieu. Et que ce quelque chose l’effraie plus qu’il ne l’avoue. Moi, je le sens. Dans sa nuque tendue. Dans ses gestes plus précis que d’ordinaire. Dans ce dos qu’il me tourne ostensiblement.
Tout le monde sent que quelque chose dérive. Mais personne ne le dit. La brigade fonctionne, les postes tournent, les gestes s’enchaînent. Et au centre, deux noyaux s’éloignent à pas égaux, sans fracas. Une lente dérive.
Je m’applique, plus que jamais. Chaque crème est lisse, chaque ganache contrôlée, chaque biscuit, impeccable. Il ne me dira rien, je le sais. Mais il voit. Il voit que je ne me désorganise pas. Que je ne perds pas pied. Que je n’ai pas besoin de lui pour tenir debout. Et quelque part, je crois que c’est ce qui l’agace.
Il est environ onze heures trente. La tension est à son comble. Chacun est concentré. Les plateaux défilent, les préparations s’enchaînent. Samuel vérifie une ganache montée, en donne une à Michel. Je termine un dressage prévu sur une série de millefeuilles. Mais au dernier moment, je remplace le décor initial — un croustillant — par un voile de sucre caramélisé, très fin, que j’estime plus harmonieux.
J’ai déjà fait ça ailleurs. Je sais ce que je fais. Mais je n’en parle pas.
Lorsque Samuel s’approche pour l’inspection finale avant mise en chambre froide, son regard se fige une seconde. Il prend un dessert entre ses mains, observe, puis repose.
Le silence se charge.
Il ne crie pas. Il ne hausse pas le ton. Il dit simplement, devant tous, sans colère, mais avec cette fermeté coupante qu’il maîtrise à la perfection :
— Paule, tu dois comprendre que tu ne peux pas toujours faire à ta tête. Ce métier exige discipline et rigueur.
Un choc sourd me traverse. Pas tant pour le fond que pour la forme. Il ne m’a jamais reprise ainsi, devant les autres.
Je ne dis rien. Je sens les regards qui se détournent aussitôt. Personne ne commente. Personne ne veut être mêlé à ça.
Mais une ligne vient d’être franchie.
Nous sommes seuls dans la petite salle froide, un peu plus tard. Les autres sont sortis pour la pause. Je referme le couvercle d’un bac, puis me redresse, prête à partir. Il est là. Juste là. Comme si le moment s’était tendu lui-même, sans qu’aucun de nous ne l’ait voulu.
Il s’avance d’un pas. Je reste immobile.
— Paule.
Sa voix est basse, tendue. Il y a du fer dans son ton.
Je me tourne vers lui, les bras croisés, le regard calme.
— Oui, chef ?
Il plisse les yeux à ce mot, mais ne commente pas.
Je ne laisse pas l’ouverture. Pas cette fois.
— Je le sais, Samuel. Je le vis chaque jour. Ce que je ne tolère plus, en revanche, c’est que tu te serves de cette exigence comme d’un mur.
Il m’observe, figé. Il ne répond pas. Alors je continue, sans hausser la voix.
— Je ne suis pas ici pour être validée par tes silences. Et je ne suis pas ton point faible. Ni pour toi, ni pour la brigade. Et si quelqu’un ici le croit, ce n’est pas à moi de me taire pour préserver son confort.
Le silence qui suit est brutal. Mais je le tiens. Il ne détourne pas les yeux. Il ne réplique pas tout de suite. Il encaisse. Il analyse.
Et puis, lentement, il fait un pas vers moi. Un seul. Suffisant pour que l’air se charge à nouveau.
— Tu joues avec le feu.
— Peut-être. Mais je ne joue pas seule. C’est toi qui as allumé l’étincelle, Samuel. Maintenant, assume ce que ça brûle.
Son visage reste impassible. Mais quelque chose passe dans ses yeux. Un battement. Une faille.
Je baisse les bras. Mon regard reste planté dans le sien.
— Tu ne peux pas me demander de me taire, puis de t’entendre. D’obéir, puis de comprendre. D’être là, mais sans y être.
— Je ne t’ai rien demandé.
Il dit ça comme une défense. Comme un aveu. Et c’est presque pire.
— Justement. Tu ne demandes jamais rien. Tu poses des règles. Et tu attends qu’on les déchiffre. Mais moi, je ne suis pas là pour traduire ton absence.
Il s’approche encore. L’espace entre nous se réduit dangereusement. Il est tendu. Son souffle s’accélère. Sa mâchoire se contracte.
— Je fais ce que je peux, Paule. Et ce n’est pas grand-chose.
— Non. Ce n’est pas assez.
Ma voix tremble, à peine. Pas de colère. Juste une vérité nue.
Il baisse enfin les yeux. Son corps se raidit, puis il tourne les talons.
Je ne le retiens pas.
Il ouvre la porte. Et au moment de sortir, il murmure, sans se retourner :
— Je suis pas prêt à te perdre.
Un battement de silence. Puis la porte claque doucement.
Et moi, je reste là. Incapable de bouger.
Parce que c’est la première fois qu’il admet la peur. Pas la peur de ce que disent les autres. Pas celle de la hiérarchie, du qu’en-dira-t-on, de la discipline.
La peur de moi.
De ce que je représente.
L’après-midi se déroule dans une tension opaque. Ni lui ni moi ne parlons. Nous ne nous cherchons pas du regard. Mais nos gestes s’ajustent, parfaitement. Il pose une assiette, je la garnis. Je tends un chocolat, il le saupoudre. Nos mains se croisent sans se toucher. Tout fonctionne à la perfection. Comme une machine trop bien huilée.
Sauf que nous ne sommes pas des machines.
Le soir venu, alors que tout le monde est parti, je reste pour finir un lot de ganaches. Il est là, encore. Occupé, de dos, à ranger des boîtes dans la chambre froide. Il ne dit rien.
Je non plus.
Je travaille. Il range. Peut-être qu’il écoute aussi, je ne sais pas.
Et au moment où je ferme la boîte, il murmure :
— Tu me laisses pas indifférent. Mais j’ai pas les bons gestes. Et j’ai pas envie de t’abîmer.
Je relève la tête. Il ne bouge pas. Il me regarde. C’est rare. Ça tremble dans ses pupilles. Juste un peu.
Je ne réponds pas. Parce que parfois, c’est dans le silence qu’on répond le mieux à Samuel.
Je referme le couvercle. Je me dirige vers la porte. Et juste avant de sortir, je dis :
— Alors arrête de te cacher derrière ce que tu crois être du contrôle. Tu n’en as jamais eu avec moi. Et tu le sais.
Je ne me retourne pas.
Mais je sais qu’il m’écoute.
Et je sais qu’il reste là, seul, dans ce laboratoire vide, à se demander combien de temps encore il pourra tenir sans craquer.

