

Chapitre 28
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Chapitre 28
Le silence s’est installé comme une brume entre nous, dense mais moins acérée. Moins tranchante qu’il y a quelques instants. Ce n’est pas une accalmie — pas encore — mais une trêve ténue, presque fragile, comme un souffle qu’on retient sans en avoir conscience.
Samuel reste immobile, les bras ballants. Il semble déchargé d’une partie de cette rage qu’il portait en lui comme un vêtement trop étroit. Moi, je suis encore contre la porte, le dos droit, la nuque tendue, mais quelque chose en moi a cessé de se battre. Pour la première fois depuis des jours, il n’y a plus ce besoin de repousser ou de fuir.
Je me décale, lentement. Sans un mot, je lui fais signe d’entrer. Il avance d’un pas, puis un autre, et s’arrête juste au seuil, comme s’il ne savait pas s’il en avait le droit. Puis il passe la ligne. Je referme la porte derrière lui. Le clic de la serrure résonne plus fort qu’il ne devrait.
Il ne regarde pas autour de lui. Ne cherche pas ses repères. Il reste debout, dans la lumière tamisée du salon, comme une silhouette qu’on aurait dessinée à la hâte, aux contours flous. Je ne lui propose pas de s’asseoir. Je n’en ai pas la force, pas encore. Je m’installe simplement dans le fauteuil, les jambes repliées sous moi, les mains croisées sur le genou.
Il finit par s’asseoir à son tour. En face. Un espace juste assez grand pour loger tout ce qu’on n’a pas su se dire.
Pendant un long moment, aucun de nous ne parle. Mais il n’y a pas d’hostilité. Juste cette étrange sensation qu’on se retrouve dans un lieu plus ancien que nos douleurs récentes. Un lieu de silence habité. De fatigue commune.
C’est lui qui brise enfin la glace. Sa voix est basse, presque rauque, comme s’il sortait d’un rêve agité.
— Elle faisait ses confitures toute seule, le dimanche matin. Ma mère. Sans rien dire à personne.
Je lève les yeux vers lui. Il fixe un point invisible devant lui, loin, très loin. Je ne dis rien. Je sens que ce n’est pas une confidence. C’est un souvenir qui le traverse, presque malgré lui.
— Elle ne m’en donnait pas toujours. Parfois, elle disait que ce n’était pas pour moi. Que je comprendrais plus tard.
Il passe une main dans ses cheveux, l’air un peu perdu.
— J’ai mis du temps à comprendre que c’était sa manière de garder une part de douceur pour elle. Quelque chose qu’on ne pouvait pas lui prendre.
Je l’écoute, immobile. Une chaleur étrange me traverse. Pas de pitié. Jamais de pitié pour lui. Juste une sorte de reconnaissance muette. Ce qu’il me confie là, ce n’est pas une blessure. C’est un fragment de lui, un éclat ancien qu’il m’offre sans le savoir.
Je réponds doucement :
— Je crois qu’on a tous besoin de quelque chose qu’on ne partage pas. Même quand on aime. Surtout quand on aime.
Il me regarde alors, comme surpris que je sois encore là. Ses yeux sont fatigués, mais la dureté qui les habitait s’est estompée. Il y a quelque chose d’autre, maintenant. Une tension moins guerrière. Plus intime. Plus nue.
— Et toi, Paule… Qu’est-ce que tu gardes pour toi ?
Je souris, mais ce n’est pas un sourire de façade. C’est un sourire lent, un peu triste, mais solide.
— Moi ? Je garde les silences. Ceux que je choisis. Ceux qui me construisent. Je n’ai pas de passé cassé, Samuel. Je n’ai pas grandi dans le vacarme ni dans la peur. Mais j’ai appris à observer. À tenir. À ne pas plier.
Il hoche lentement la tête, comme si cette vérité-là était plus difficile à entendre qu’une confession dramatique. Parce qu’elle ne l’absout de rien. Parce qu’elle ne justifie pas son chaos.
— Tu tiens mieux que moi, dit-il simplement.
— Non. Je tombe autrement.
Le silence revient, mais il est différent. Chargé de cette complicité muette qu’on croyait perdue. L’ombre des gestes qu’on n’a pas faits flotte encore entre nous. Mais je sens que ce soir, rien ne doit être précipité. Rien ne peut l’être. On n’en est plus là.
Je me lève lentement, m’approche de la fenêtre. La ville s’est endormie sous la pluie fine. Je devine les ombres des toits, les halos jaunes des réverbères, les lueurs lointaines de voitures tardives.
Samuel s’approche à son tour. Il se tient juste derrière moi. Pas assez près pour me toucher. Juste assez pour que je le sente. Sa présence, comme une ligne de chaleur le long de mon dos.
Je ferme les yeux un instant.
— Je ne sais pas ce que je veux encore, Samuel. Je ne sais pas ce que toi tu veux vraiment. Mais je sais une chose : je ne veux plus de demi-mesures. Plus de ces allers-retours, de ces murs qu’on érige pour mieux se protéger.
Il pose enfin sa voix. Elle est plus douce, presque grave.
— Je sais. Moi non plus.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? On continue ? On s’arrête ?
Il ne répond pas tout de suite. Je sens son souffle s’allonger.
— On respire, dit-il. Juste ça. Ce soir, on respire.
Je me tourne vers lui. Et pour la première fois depuis longtemps, je ne sens plus l’armure. Plus la colère. Plus le masque. Il est là. Fatigué. Abîmé. Mais là.
Je tends une main, sans réfléchir. Il l’attrape sans forcer. Sa paume est chaude. Il ne serre pas. Il ne retient pas. Il se contente de tenir.
Et c’est suffisant.
Ce soir, il n’y a ni promesse, ni conclusion. Juste cette respiration commune. Cet accord silencieux entre deux êtres qui se cherchent encore, mais qui ne se perdent plus.
Ce soir, je ne suis pas seule.
Ce soir, il est là.
Et ça suffit.

