

Chapitre 9
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Chapitre 9
Le lendemain matin, je monte les marches qui mènent au laboratoire comme on monte à l’échafaud. Chaque pas résonne contre les murs blancs, me rappelant que l’épreuve ne fait que commencer. Il fait encore nuit dehors, mais ici, les néons s’acharnent déjà à effacer les ombres. L’odeur du chocolat chaud, du sucre fondu, des agrumes pressés flotte dans l’air, douce et oppressante à la fois. Comme un piège séduisant.
Je pousse la porte et entre dans l’antre.
Les têtes se lèvent. Juste un instant. Mais ce bref arrêt suffit à me glacer. Les regards qui se posent sur moi ne sont plus les mêmes. Moins neutres. Plus tranchants. Pas franchement hostiles, mais chargés d’un soupçon d’interrogation, de suspicion, voire d’inquiétude.
Samuel est là. Appuyé contre le plan inox, bras croisés, concentré. Ses yeux verts, striés de doré, glissent lentement vers moi. Et je sais immédiatement qu’il a perçu tout ce que je trahis, tout ce que j’essaie de dissimuler. Il n’a pas besoin de parler. Il lit dans les silences comme d’autres lisent des recettes.
— Paule, un moment, dit-il simplement.
Sa voix est plus grave qu’à l’accoutumée. Plus lente aussi. Je m’approche, retenant mon souffle. Il ne me laisse pas le temps de poser une question. Il enchaîne.
— Tu comprends que ce métier ne laisse pas de place aux incertitudes. Ni à la fragilité. Ici, la pression n’est pas un obstacle. C’est notre condition de survie. Tu tiendras ?
Je soutiens son regard, même si chaque mot est une pierre de plus dans mon estomac.
— Oui, Monsieur.
Un silence. Il incline imperceptiblement la tête, comme s’il notait la réponse, mais ne la croyait qu’à moitié.
Autour de nous, la brigade commence à s’animer. Les postes se mettent en route, les voix se croisent, les fours s’ouvrent, les balances s’affolent. La journée commence, et avec elle, le ballet silencieux de la hiérarchie non dite. Je sens que je flotte encore à la périphérie. Ni rejetée, ni acceptée. Mais tous attendent. Quoi, je ne le sais pas encore.
Michael me frôle sans me regarder. Son épaule touche la mienne un instant, trop volontairement pour que ce soit un hasard. Il murmure quelque chose à Addison en passant. Elle éclate d’un rire bref, qui se coupe net lorsqu’elle se tourne vers moi. Ses yeux, noirs comme l’encre, me détaillent longuement.
— Tu les déranges, dit-elle plus tard, à voix basse, pendant une pause. Et pas parce que tu fais mal ton travail.
Je fronce les sourcils. Elle ajoute, presque amusée :
— Ils n’aiment pas l’inconnu. Ni les gens qu’il regarde trop longtemps.
Je ne demande pas de qui elle parle. Je le sais.
Dans la salle froide, l’air gèle presque autant que l’ambiance. Léon, d’habitude taiseux, me lance un regard lourd de méfiance. Sophie m’adresse un sourire, timide, sincère, mais teinté d’inquiétude. La tension est là, dans les moindres gestes. Elle s’infiltre comme le sucre dans une meringue : d’abord imperceptible, puis omniprésente.
Et moi, je fais ce que je peux. Je m’accroche. J’essaie de ne pas fléchir. Mais je sens mes nerfs à fleur de peau, chaque réplique de Samuel comme une piqûre. Il ne crie pas. Il ne s’énerve pas. Il corrige, ajuste, exige. Et c’est pire. Parce qu’il me pousse sans jamais me rattraper.
À la pause de l’après-midi, je sors prendre l’air. Je n’en peux plus de la chaleur, des odeurs, de cette intensité constante. Le monde extérieur me semble appartenir à une autre vie. Les voitures passent au loin, indifférentes. Le ciel est d’un gris pâle, la lumière triste d’une fin d’automne.
Addison me rejoint. Sans un mot, elle s’allume une cigarette, puis me tend le paquet. Je secoue la tête.
— Tu tiendras ? demande-t-elle, son ton plus sérieux qu’il ne l’a jamais été.
Je lève les yeux vers elle.
— Je n’ai pas le choix.
Elle hoche la tête, souffle la fumée vers le ciel, puis ajoute :
— Il a ce truc. Samuel. Il attire les gens comme un feu. Et ensuite, il regarde qui brûle. Certains prennent ça pour du sadisme. Moi, je pense qu’il veut juste savoir qui mérite d’être là. Parce que lui, on ne lui a rien laissé. Pas même une main pour se relever.
Je l’observe, frappée par la lucidité froide de ses mots. Je me demande si elle parle de lui ou d’elle-même.
— Et toi ? Tu mérites d’être là ? je murmure.
Elle sourit. Pas un vrai sourire. Un rictus, comme Samuel.
— Je survis. C’est déjà beaucoup.
La nuit est tombée quand nous rentrons. La lumière des cuisines semble plus crue encore. J’ai les tempes qui battent, la gorge sèche, et les jambes prêtes à flancher. Mais je continue. Parce qu’il est là, et qu’il ne faut pas lui donner le moindre signe de faiblesse.
Samuel passe près de moi à un moment. Il ne me regarde pas directement. Mais je sens sa voix derrière moi.
— On verra jusqu’où tu tiens, Paule.
C’est tout. Et pourtant, c’est une déclaration de guerre. Ou d’admiration. Peut-être les deux.
À la fin du service, je reste seule quelques minutes, à nettoyer mon poste. Les autres ont déserté, même Addison. Le silence me tombe dessus, trop lourd pour me rassurer. Je me redresse, masse ma nuque, et m’apprête à partir quand j’entends ses pas.
Il est là, à quelques mètres. Les bras croisés. Les yeux dans les miens.
— Minuit, dit-il. Après le service. Vous resterez.
Je ne réponds pas. Je le fixe. Je sens mes lèvres se desserrer, mais aucun son ne sort. Alors il ajoute, plus doucement :
— Pas pour vous briser. Pour voir si vous savez encaisser sans plier.
Et il disparaît dans l’ombre du couloir.
Je reste là, figée, avec ce rendez-vous planté dans la gorge comme une écharde. Ce n’est pas un ordre. Ce n’est pas une invitation. C’est autre chose. Un test, encore. Un pas de plus dans une danse que je ne comprends pas encore.
Mais j’irai.
Parce que je ne veux pas qu’il pense que je vais plier.
Parce que moi non plus, je n’ai jamais eu de main tendue.
Et pourtant, je suis encore debout.

