

Chapitre 50
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Chapitre 50
Samuel
Je suis arrivé devant sa maison sans même m’en rendre compte. J’avais marché longtemps, le regard vide, les poings dans les poches, comme si chaque pas cherchait à effacer le précédent. Il n’y avait pas d’urgence, pas d’impatience. Juste ce moment inéluctable que je repoussais depuis trop d’années. C’était aujourd’hui. Et il n’y aurait pas d’après sans ça.
La maison était la même. Droite. Impeccable. Elle n’avait pas pris une ride, contrairement à moi. Les volets gris clairs étaient alignés à la perfection. La haie taillée au millimètre. La poignée de la porte brillait comme un avertissement. Rien n’avait bougé depuis mes seize ans. Ni la façade. Ni l’odeur dans l’air. Ni cette impression sourde d’être en territoire hostile, propre mais glacial.
Je n’ai pas hésité. J’ai frappé deux coups. Nets. Durs. Je ne suis pas venu supplier. Ni comprendre. Juste poser des mots. Et tourner la clé.
La porte s’est ouverte presque immédiatement. Il était là, derrière, comme si mon arrivée n’avait rien de surprenant. Il m’a dévisagé sans émotion, les bras ballants, l’allure rigide, le regard droit, presque vide. Comme s’il regardait un étranger. Comme si ce fils qu’il avait un jour tenu n’avait jamais existé.
— Samuel.
Une voix droite. Sèche. Ni étonnée, ni accueillante. Un fait. Un nom lancé dans l’air comme on nomme un objet qu’on pensait perdu mais qu’on n’avait jamais vraiment cherché.
Je ne lui ai pas répondu. Je suis entré sans attendre son invitation. Je n’avais rien à lui demander. Encore moins sa permission.
L’intérieur n’avait pas changé. Pas une photo sur les murs. Pas une trace de vie. Les meubles semblaient figés dans un éternel showroom. Une vitrine de bon goût où rien ne devait trahir la moindre faille. Sauf moi. Sauf l’absence criante de tout ce qui fait un foyer.
Il m’a suivi dans le salon, m’a désigné un fauteuil d’un simple mouvement du menton. Puis il s’est assis dans celui d’en face, jambes croisées, mains posées sur les accoudoirs. Un geste mécanique. Comme si nous avions rendez-vous pour un entretien. Ou Comme si j’étais là pour plaider une cause face à un juge qui n’éprouve rien.
Le silence a duré. Longtemps. Il ne bronchait pas. Je crois qu’il attendait. Que je parle. Que je l’attaque. Comme s’il voulait que ce soit moi qui allume l’incendie. Pour pouvoir dire, plus tard, que je n’étais venu que pour ça.
— Tu ne me demandes pas pourquoi je suis là ?
Il a levé les yeux vers moi. Froids. Neutres.
— Je me doute que ce n’est pas pour le plaisir.
J’ai ricané, sans joie.
— T’as pas changé. Toujours aussi… inébranlable.
Il n’a pas réagi. Pas un haussement d’épaule. Pas une ride sur son visage.
— Tu veux quoi, Samuel ? Un règlement de comptes ? Une reconnaissance posthume ? Tu veux une médaille pour avoir survécu à un père trop exigeant ?
La phrase a claqué dans l’air. Tranchante. Inhumaine. Elle m’aurait détruit, à vingt ans. Mais aujourd’hui, elle m’a renforcé. Parce qu’elle confirmait ce que je savais déjà : il ne ressentait rien.
Je me suis penché vers lui, les coudes sur les genoux, les yeux plantés dans les siens.
— Non. Je veux juste que tu entendes. Une fois. Que tu m’entendes, pas pour me répondre. Pas pour corriger. Pas pour juger. Juste pour encaisser.
Il n’a pas bougé. Alors j’ai parlé. Lentement. Cruellement. Comme il m’avait élevé.
— T’as fait de moi un mur. T’as cru que la force, c’était le silence. Que le contrôle, c’était la réussite. Que l’émotion, c’était une faiblesse à éradiquer. Tu m’as regardé souffrir sans broncher. Tu m’as vu tomber, me relever, me durcir. Et tu n’as jamais tendu la main. Tu n’as jamais dit : je suis là.
Il a cligné des yeux. Une fois. C’était beaucoup pour lui.
— T’étais un gamin compliqué, Samuel. Tu voulais toujours plus. Tu brûlais de l’intérieur. J’ai pas su quoi faire de ça.
— Non. T’as pas voulu savoir. Nuance. T’as fermé les écoutilles. Tu t’es réfugié derrière ton détachement comme derrière une armure. T’as voulu qu’on t’admire, pas qu’on t’aime. Alors t’as effacé tout ce qui dépassait. Moi, en premier.
Il a croisé les jambes. Ses mains ont bougé, presque imperceptiblement. Un inconfort. Mais toujours pas de réaction.
— Je t’ai élevé comme on m’a élevé, a-t-il fini par lâcher. Tu crois que j’ai eu le choix ?
— Tu l’avais. T’as juste préféré rester du côté du froid. Parce que c’était plus facile que de reconnaître que t’étais paumé.
Je me suis redressé, la mâchoire serrée.
— Tu m’as appris à me taire. À ravaler. À me durcir. T’as fait de moi un homme qui repousse. Qui cogne. Qui brise. Et le pire ? C’est que j’ai cru que c’était normal. Que c’était ça, être un homme.
— Et maintenant ? T’es venu pour m’accuser ? Pour me balancer tes blessures à la gueule ? Tu crois que ça va changer quelque chose ?
— Non. Rien ne changera. Tu ne changeras pas. Tu ne peux pas. T’as jamais appris à ressentir. À aimer. À réparer.
Il m’a regardé avec ce même regard vide, presque exaspéré. Comme s’il ne comprenait pas pourquoi j’étais là. Comme si tout cela n’était qu’un caprice d’adulte mal élevé.
— Tu n’as pas l’air de t’en sortir si mal pourtant. T’es là, debout. Tu respires. Tu vis.
Je l’ai fixé. Et j’ai craché :
— Grâce à ma mère. Pas grâce à toi. Elle, au moins, m’a donné quelque chose à quoi me raccrocher. Et pas des leçons glacées qu’on balance comme des verdicts.
Il n’a pas répondu. Il me regardait. Mais il ne voyait rien. C’était ça, le pire. Il ne voyait rien.
Je me suis levé. J’ai fait deux pas vers la porte. Puis je me suis arrêté.
— Je suis pas venu pour pleurer, ni pour faire la paix. Je suis venu pour déposer ce poids ici. Devant toi. Et repartir sans lui. T’as fait ce que t’as pu ? Peut-être. Mais ce que t’as fait, moi, je le porte encore. Et je refuse de le transmettre. Je refuse de devenir toi.
Je me suis retourné une dernière fois.
— Tu m’as raté. T’as raté ton fils. T’as raté l’homme que j’aurais pu devenir si t’avais tendu la main une seule fois. Tu ne sauras jamais ce que ça aurait changé. Mais moi, je m’en souviendrai pour deux.
Et je suis sorti.
L’air m’a saisi à la gorge, brûlant et froid à la fois. J’ai marché longtemps. Sans but. Sans direction. Mais avec un dos plus droit. Le silence en moi s’était déplacé. Il n’était plus un poids. Il était devenu une frontière. Ce que j’étais. Ce que je ne serais plus.
Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti quelque chose bouger en moi. Pas du pardon. Pas de la paix. Mais une clarté neuve. Un espace où enfin… je pouvais exister sans être en guerre.

