

Chapitre 61
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Chapitre 61
Depuis le rendez-vous, quelque chose a changé.
Pas de manière spectaculaire. Aucun basculement soudain. Juste… un glissement. Comme un courant souterrain dont on sent la force dans les détails. Dans les silences plus longs, plus pleins. Dans les gestes de Samuel, devenus plus enveloppants, presque instinctivement protecteurs. Dans sa façon de m’observer quand je traverse la pièce, comme si le simple fait de me voir debout suffisait à l’apaiser.
Il ne parle pas beaucoup. Il ne dit rien de tout ce que je devine. Mais je le lis à livre ouvert.
Il dort moins. Ou alors plus légèrement. Je le sens se réveiller parfois dans la nuit, m’effleurer doucement, se rassurer sans bruit. Il m’aide sans que je demande, avec cette douceur bourrue qui le rend encore plus lui. Il ne me pose pas de questions. Mais il est là. Entier. Offert.
Et moi, je flotte encore un peu dans ce vertige. Je ne sais pas comment me définir. Ni ce que je suis censée ressentir. Par moments, je me sens plus solide que jamais, capable d’absorber la terre entière. Et puis sans prévenir, une peur minuscule me traverse, me fige, me replie. Je la chasse d’un revers de main, comme on chasse un rêve trop flou. Mais elle revient.
Ce n’est pas Samuel qui me fait peur. C’est l’ampleur. Ce que ça va exiger de nous. Ce que ça va réveiller. Ce que ça va changer.
Mais chaque jour, un peu plus, je sens que cette chose nouvelle en moi ne m’isole pas. Elle m’ancre.
Et surtout : elle ne me sépare pas de lui. Elle me rapproche.
Ce soir-là, il rentre un peu plus tôt. Je suis sur le canapé, un livre ouvert devant moi que je ne lis plus depuis longtemps. Je l’entends refermer la porte d’entrée, poser ses clés, s’avancer. Il me rejoint sans bruit, s’assoit à côté de moi, prend ma main. On ne dit rien. Pas besoin.
Ses doigts s’entrelacent aux miens. Puis, comme sans y penser, il les remontent lentement jusqu’à mon poignet. Là, il s’arrête.
— Tu trembles, murmure-t-il.
Je hausse les épaules. Je ne m’en étais même pas rendue compte.
— Je crois que c’est le froid, je mens à moitié.
Il ne relève pas. Mais il se lève, va chercher une couverture, me l’enroule autour des épaules. Puis il s’installe derrière moi, son torse contre mon dos, ses bras m’encerclant. Je ferme les yeux. Et pour la première fois depuis des jours, je me laisse aller complètement. Sans penser. Sans résister.
— Je me suis demandé, aujourd’hui, s’il fallait que je le dise à quelqu’un, dit-il dans ma nuque, à voix très basse. À ma mère, peut-être. À personne d’autre pour l’instant. Juste elle.
Je ne réponds pas. Je n’ai pas encore parlé de ce bébé à qui que ce soit non plus. C’est trop tôt. Trop fragile.
— Mais je n’ai pas su. Je ne veux pas le faire avant toi, ajoute-t-il. Je veux que ce soit toi qui décides quand ce sera le moment.
Je tourne la tête vers lui. Il m’embrasse le front, sans attente. Juste là. Présent.
Et je me dis qu’il sera un père étonnant. Pas parfait. Mais ancré. Instinctif. Il a cette part animale, féline, qu’il ne laisse voir qu’à moi. Et je sais que c’est elle qui le guidera, quand il faudra protéger ce que nous avons fait naître.
— Tu m’as dit que tu avais peur, je souffle. Tu l’as encore ?
Il ne répond pas tout de suite. Son menton frôle mes cheveux.
— Moins. Mais j’ai toujours peur de rater. De ne pas savoir être ce qu’il faudra.
Je me retourne. Je prends son visage entre mes mains.
— Tu es déjà ce qu’il faut.
Il baisse les yeux, comme si ces mots avaient touché trop juste. Comme s’il ne savait pas les accueillir.
Je le serre contre moi. Je n’ai pas d’autres réponses. Juste cette certitude-là : il ne le sait pas encore, mais il est prêt.
Au laboratoire, tout continue à tourner. La brigade est efficace. L’ambiance s’est détendue. Les rires sont plus francs, les tensions moins sourdes. Mais moi, je sens les regards.
Pas curieux. Pas insistants. Mais présents.
Je sais qu’on commence à remarquer les petits changements. Je me tiens différemment. J’ai ralenti certains gestes. Je fais plus attention. Et Samuel, lui, n’est plus le même chef qu’avant. Il n’élève plus la voix. Il garde une main dans la poche. Il me surveille sans me surveiller.
Un jour, Camille me glisse à mi-voix, presque en riant :
— Tu veux que je t’aide à soulever les sacs de farine ou on fait semblant que t’es toujours Iron Woman ?
Je ris. Mais je sais qu’elle a compris.
Elle ne pose pas de questions. Elle se contente d’être là. Comme une sœur de travail. Comme une alliée.
Et Steve… Steve est devenu un autre homme. Plus distant. Plus sobre. Il ne tente plus rien. Il me parle comme à une collègue. Avec respect. Avec un certain détachement, même. Je crois qu’il a compris. Ou qu’il a vu. Ou peut-être qu’il a juste accepté.
Ce jour-là, je me penche pour vérifier la température d’une crème anglaise, concentrée. Samuel passe derrière moi. Sa main s’attarde à peine dans le creux de mon dos. Ce n’est pas un geste qui se voit. Ce n’est pas un geste qui se dit. Mais je le sens.
Et dans cette infime caresse, il me dit tout : je suis là. Tu n’es pas seule. Je veille.
Et dans cette main discrète, cette main qui pourrait porter mille poids mais qui choisit de me soutenir moi, je comprends que ce qui naît entre nous — et en moi — ne menace pas notre lien. Il l’approfondit.
Nous ne sommes plus deux.
Et peut-être que le monde n’a pas encore changé.
Mais moi, oui.
Et lui aussi.
Ensemble.

