

Chapitre 11
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Chapitre 11
Le matin est vif, presque coupant. L’air s’engouffre dans mes poumons alors que je franchis les portes du laboratoire. Il y a ce silence étrange qui précède l’agitation, comme un souffle suspendu juste avant l’impact. Je ressens le calme factice des lieux, cette tension prête à éclater dès que les mixeurs rugiront et que les ordres claqueront. Il est tôt, mais Samuel est déjà là.
Je le repère aussitôt, silhouette immobile, concentrée sur un montage délicat. Il ne bouge pas quand j’approche, mais je sens son regard se lever, me suivre, m’effleurer. Ses yeux me scrutent. Pas de sourire, pas de salutation, seulement cette intensité propre à lui. Puis, d’une voix calme, grave, presque détachée :
— Tu as bien dormi ?
Je m’arrête à quelques pas, droite mais sur mes gardes. Je le fixe un instant, tentée de répondre par un banal « oui ». Mais une part de moi refuse de s’y soumettre. Alors je hausse légèrement les sourcils et murmure :
— J’aurais apprécié être dans mon lit plus tôt.
Un bref éclair passe dans ses yeux. Presque imperceptible. Un mélange d’amusement et de tension.
Il ne répond pas tout de suite. Ses mains reprennent leur mouvement sur la pâte qu’il lisse avec précision. Et puis, comme si rien ne s’était dit :
— Ta pâte à choux d’hier manquait d’un quart de degré. À cette température, la structure perd en tenue.
La remarque tombe, sèche, chirurgicale. Pas de bonjour. Pas de détour. Une lame dégainée dès l’aube. Mon estomac se serre, mais je garde la tête haute.
— Je prends note, Monsieur. Vous avez d’autres observations ?
Il relève la tête, croise mon regard sans vaciller. Son silence en dit plus long que mille mots. Il m’analyse. Il jauge ma résistance.
— Ce n’est pas un jeu, Paule. Pas un terrain d’entraînement. Ici, chaque détail compte. Chaque écart peut te coûter ta place.
Je pourrais répondre sur le même ton. Le provoquer. Mais je sens qu’il attend autre chose. Une forme de maturité, de maîtrise. Alors je choisis une autre voie.
— Je suis là pour apprendre. Pas pour me faire caresser dans le sens du poil. Si vous avez mieux à m’enseigner, je suis preneuse.
Il penche légèrement la tête. Un souffle de surprise passe sur ses traits. Puis, lentement, il esquisse ce qui pourrait ressembler à un sourire. Furtif. Brisé net par la rigueur qu’il s’impose.
— C’est ce que je veux entendre.
Je hoche la tête, sans baisser les yeux. Mais une question monte, irrésistible. Pas une provocation. Une interrogation réelle, ancrée dans cette relation bancale, complexe.
— Et vous… pourquoi cherchez-vous toujours à me pousser jusque dans mes retranchements ?
Il ne détourne pas les yeux. Il me fixe comme s’il pesait chacune de ses respirations.
— Parce que tu n’as pas encore compris jusqu’où tu peux aller.
Je reste figée un instant. Sa voix est basse, rauque, chargée d’une conviction presque violente. Il ne cherche pas à me flatter. Ce n’est pas de l’encouragement. C’est une vérité brute, lâchée sans fard.
Le reste de la matinée se déroule sous tension. Samuel est omniprésent, comme une ombre qui veille et exige. Ses ordres tombent, précis, nets. Il corrige, ajuste, critique. Mais il ne s’éloigne pas de moi. Comme s’il refusait de me lâcher, même un instant.
À la pause, je le retrouve accoudé à une des tables du fond. Il ne m’attend pas, mais il ne me chasse pas non plus. Je m’approche, prudemment. Il ne dit rien. Juste un mouvement de tête vers le siège à côté de lui. Je m’assieds.
Un silence. Puis, sa voix, plus douce :
— Tu tiens mieux que je ne le pensais.
Je me tourne vers lui. Ses traits sont plus détendus, sa voix presque chaude. Il ne me regarde pas. Il observe ses mains. Ou autre chose. Quelque chose de lointain.
— Ce n’est pas une guerre, Paule. Pas toujours. Parfois, c’est juste… une manière de faire tomber les murs. Avant qu’ils t’ensevelissent.
Je ne sais pas quoi répondre. Alors je le regarde en silence. Et dans ce silence, il y a un accord tacite.
L’après-midi file. Le travail reprend, plus fluide. Samuel me fait venir à son plan. Me tend une poche de crème. Me corrige sans hausser le ton. On dirait presque une collaboration.
Nos gestes se croisent. Nos doigts s’effleurent. Rien de volontaire. Rien d’innocent non plus.
Puis une voix déchire l’équilibre :
— Tu crois vraiment pouvoir le suivre, Paule ?
Michael. Sarcastique. Présent depuis le début, tapi comme un chien aux aguets.
Samuel ne se retourne pas. Mais sa voix, quand elle tombe, est glaciale :
— Ce n’est pas une course. Et si tu n’as pas compris ça, tu n’as rien à faire ici.
Le silence s’abat. Michael se détourne, les mâchoires contractées. Moi, je ne bouge pas. J’ai froid et chaud à la fois.
Le soir venu, alors que je m’apprête à quitter le laboratoire, Samuel s’approche. Son visage est fermé, mais son regard, lui, est différent.
— Viens.
Je le suis. Jusqu’à ce bar discret, à deux rues. Un endroit hors du temps, tamisé, aux murs de pierres usées par les confidences. Il commande deux verres, s’installe en face de moi.
Le silence s’étire. Puis il murmure, en fixant la lumière dans son verre :
— Je me suis toujours dit que personne ne tiendrait. Que personne ne resterait. Et puis tu es arrivée.
Je ne dis rien. J’écoute.
— Je ne suis pas un homme facile, Paule. Mais j’essaie de ne plus être celui que j’étais.
Il se penche légèrement vers moi. Nos visages sont proches. Ses yeux sont d’un vert brûlant.
— Et toi ? Tu veux vraiment rester ?
Je réponds sans ciller :
— Je suis encore là, non ?
Il sourit. Vraiment. Pour la première fois.
Et dans ce sourire, je vois une brèche.
Un début.
Un précipice.

