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Dans le vacarme des mots

Dans le vacarme des mots

Publié le 6 oct. 2022 Mis à jour le 6 oct. 2022 Musique
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Dans le vacarme des mots

Deuxième partie : Mélodie vagabonde (7)

 

Aucun bouc ne connaît de chansons

Le génie créatif est doté d'une force mystique capable du meilleur et du pire, des plus belles chansons et de la débauche la plus sinistre. C'est le pendant de l'abandon de soi. Alain Péters est comme ça parfois. Il peut passer d'un extrême à l'autre. Il détruit tout autour de lui, casse les objets, envoie tout valser par la fenêtre, brûle sa vie à petit feu ou à grands brasiers, boit de façon démesurée. Il écrit aussi les chansons que l'on sait, magnifiques, vaporeuses, capables d'inspirer tous ceux qui les écoutent. L'opposition semble insoutenable entre tant de beauté et tant d'infamie. La rupture n'est jamais très loin. C'est parfois difficile de croire que celui qui détruit et celui qui créé sont une seule et même personne, pourtant c'est bien le cas. L'esprit a bien du mal à tenir une telle posture. Il doit trouver des subterfuges. Pour Henri Michaux par exemple, cela passait par l'usage contrôlé et médicalisé de la mescaline, avant que les choses ne le dépassent et que les démons ne surgissent. D'autres s'inventent des doubles maléfiques. Il s'agit bien souvent de distanciation. L'artiste se préserve en faisant endosser à un autre la responsabilité du désordre.

Pour Alain Péters, cela passe par l'illumination et la révélation. Il considère en effet que la musique est cachée, qu'elle préexiste à toute chose et que son rôle à lui est de la découvrir. J'ai déjà raconté la fois où il expliquait que c'était un bouc qui lui avait soufflé une chanson au détour d'un bois. Eh bien je peux vous le dire, il n'a jamais rien existé de tel. Aucun bouc ne connaît de chansons. Pourtant ce n'est pas aussi bête que cela en a l'air. En racontant cette histoire farfelue, Alain Péters ne ment pas. Quel serait son intérêt ? Passer pour un dingue auprès de ses amis ? C'est parfois déjà le cas de toute façon. Cela signifie donc qu'il croit à son histoire : delirium, rêve éveillé, ou simple moyen de se moquer gentiment de celui qui lui a demandé comment il composait ses chansons, peu importe. La vérité factuelle, si elle existe, est hors de propos : à partir du moment où l'esprit croit quelque chose, cela devient réel. La chanson lui tombe donc littéralement dessus. Elle surgit au hasard de sa route et il n'a plus qu'à la retranscrire, à faire sortir de lui cette musique et ces mots, et peu importe si c'est un bouc qui les y a mis ou s'ils étaient cachés en lui déjà, attendant de pouvoir s'échapper. Pour Bob Dylan aussi, les chansons existent déjà, il suffit de savoir les capter. L'artiste n'est qu'un récepteur.

 

Romance sans paroles

Ainsi, Alain Péters ne se considère pas comme un poète, dans la mesure où il ne pense pas être réellement l'auteur de ses chansons, où il ne travaille pas les mots et ne recherche pas le beau langage. Au contraire, la langue semble le déranger :

 

Je me méfie toujours des mots. Je le ressens comme un tapage, un immense désordre qui fausse les sonorités. Quand je suis sous l'emprise de l'inspiration, du "feeling", les mots viennent tout de suite comme un sous-produit de la coulée musicale. Les paroles qui naissent dans mon cœur et non dans ma tête s'intègrent harmonieusement au reste de l’œuvre. Je n'emploie que des mots simples. Je ne suis pas poète. Ma musique est quelque chose de spontané qui évolue par phase, par étape. Si je jouais pour moi, je n'aurais eu aucun effort de construction à faire. Mais il faut que les autres participent. Je suis donc obligé de structurer mon œuvre pour qu'elle puisse être comprise et acceptée. Mais le résultat définitif garde cependant une forme assez souple qui n'a pas la structure carrée des chansons du type couplet, refrain, couplet.

Mais en définitive, j'aspire à jouer une musique sans parole où la voix humaine ne serait qu'un instrument au service de l'ensemble de l'orchestration.

( article paru dans témoignages chrétiens de La Réunion n°261, du 7 au 13 octobre 1979, livret Vavanguèr).

 

En octobre 1979, au moment de cet entretien, Alain Péters n'a encore quasiment rien produit à part La Rosée si feuille songe, la cassette Chante Albany et quelques morceaux pour Carrousel, pourtant il est déjà droit dans ce qui sera sa manière de faire de la musique. Tout est déjà résumé dans ces quelques phrases. C'est une ligne de conduite à laquelle il se tiendra durant tout le temps qu'il lui reste. Il vit la musique plutôt qu'il ne la pense. Il la ressent. Cela sera toujours le cas :

 

Les paroles qui naissent dans mon cœur et non dans ma tête.

Ma musique est quelque chose de spontané.

 

Les paroles ne sont pas essentielles. Elles ne viennent ni au début, ni à la fin, mais naissent en même temps que le reste. Elles sont un élément au service d'un tout :

 

J'aspire à jouer une musique sans parole où la voix humaine ne serait qu'un instrument au service de l'orchestration.

 

En somme, la musique préexiste et c'est elle qui fait apparaître le sens des mots :

 

Les mots viennent tout de suite comme un sous-produit de la coulée musicale.

 

On voit que tout n'est pas très clair dans ce discours : les mots viennent-ils tout de suite ou dans un second temps, ce que semble indiquer la notion de sous-produit ? Cela semble contradictoire. C'est parce que le processus est complexe. Ce n'est pas une notice ou une fiche technique qu'il nous énonce ici. Il s'agit de création artistique. Quand on parle d'humain, il n'y a pas de leviers, pas de boutons, encore moins de recettes. Le fonctionnement ne se joue pas au niveau mécanique ou logique. Ce qu'on peut retenir, c'est que les mots sont structurés comme des notes de musique, peu importe leur sens. Ils ne sont au départ qu'une ligne mélodique de plus. Le sens n'arrive qu'ensuite.

L'expression « coulée musicale » est elle aussi très révélatrice de sa manière de faire qui est « spontanée » et d'une « forme assez souple ». Alain Péters ne structure pas ses chansons, il se contente de les accompagner et va où elles le mènent.

Pourtant l'envie d'être compris est bel et bien présente. Il faut savoir se rendre intelligible pour toucher le public, s'en faire aimer peut-être.

 

Il faut que les autres participent. Je suis donc obligé de structurer mon œuvre pour qu'elle puisse être comprise et acceptée.

 

Pas question de marmonner dans son coin donc. Il recherche la communion et la compréhension. En aucun cas il ne souhaite s'enfermer dans sa bulle. Au contraire, il veut toucher le monde avec sa musique. En cela, il est plutôt musicien que poète, même s'il reconnaît l'importance d'un texte. Il ne se serait jamais autant impliqué dans la production de Chante Albany si cela n' avait pas été le cas.

 

Parabolèr

Il est aussi poète cependant, dans ses attitudes et sa manière d'être, au sens un peu folklorique du terme, rêveur et créatif, mais pas uniquement. Il est poète au sens premier du terme : il travaille sur les mots et les façonne. On a vu, et on verra encore en analysant ses chansons précisément dans le texte qu'il y a une vraie force créatrice à l’œuvre, qui se manifeste autant dans les paroles que dans la musique.

À un moment, il affirme qu'il n'est pas poète avant de nuancer des propos aussi catégoriques :

 

Moin pas in beau parolèr, moin justin parabolèr.

Je ne suis pas un beau parleur, je suis juste un paraboleur.

 

Ce mot-valise de sa conception (un mot-valise, ce sont deux mots contractés en un seul pour formuler un double-sens : le « shitstem » de Peter Tosh par exemple, qui raccourcit une expression, « système de merde », en un seul mot) prouve bien qu'il sait jouer avec la langue et le fait avec plaisir. Même s'il refuse de rechercher à tout prix le beau langage qui pourrait manquer de sincérité et de correspondance avec le réel, il cherche toujours à s'exprimer de manière subtile, non pour alambiquer et se faire passer pour ce qu'il n'est pas, mais pour dire les choses de la plus juste des manières, pour que ses phrases soient en adéquation avec ce qu'il ressent. C'est pour cela qu'il utilise souvent la parabole et privilégie le détail, la petite histoire. La parabole survole le monde comme un oiseau. La parabole, c'est prendre un chemin détourné qui mène à un autre point de vue. C'est raconter sans en rajouter les petites choses pour faire surgir des vérités profondes. C'est dire simplement ce qui peut être compliqué. C'est la fable préférée à la philosophie. C'est une façon de faire de la poésie à mesure humaine, tutoyer les titans.

Il faut donc faire le tri dans le vacarme des mots afin d'aller trouver le sens profond, dire le secret silencieux et fragile caché dans le tumulte. Si Alain Péters se méfie des mots, il sait toutefois les utiliser pour faire jaillir les émotions. C'est parce qu'il est musicien avant tout, musicien à l'exclusion de tout le reste. Il détourne la poésie des mots, celle qui ne sonne que pour elle-même, et la fond dans la musique. Il faudrait alors nuancer son propos initial :

 

« Je ne suis pas poète »,

 

et dire plutôt :

 

« je ne suis pas poète, je suis musicien », 

 

« je suis musicien plutôt que poète »

 

et même, en fin de compte :

 

« je suis musicien avant d'être poète »

 

donc

 

« je suis musicien, mais je suis aussi poète ».

 

Ce qu'il refuse, c'est le langage sophistiqué, le verbiage qu'on attribue souvent à tort au poète. Dans ses chansons, il veut aller à l'essentiel, à l'os. Ce qu'il cherche avant tout c'est la simplicité et l'évidence. Il veut exprimer ce qui coule de source. Pour cela, il refuse tout ornement. Sa poésie colle au monde.

 

Merci à Eric Ausseil, pour les images.

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