Laisser quelque chose après soi
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Laisser quelque chose après soi
Deuxième partie : Mélodie vagabonde (28)
La vie et le destin
Le destin et la vie d'un homme sont deux choses très différentes, qui ne se mesurent pas avec les mêmes instruments, qui ne se mesurent pas vraiment d'ailleurs. Croire au destin, c'est déjà se raccrocher à une métaphysique qui donnerait un sens précis à notre existence. C'est croire en Dieu, ou en une force équivalente capable, sinon d'éradiquer le hasard et le libre-arbitre, de comprendre le monde dans son ensemble et d'y débusquer des lignes de force grâce auxquelles on pourrait se repérer. Alain Péters y croyait. Il avait cette foi mystique en lui, et l'a toujours revendiquée. Mais on peut vivre sans une telle croyance. La vie est plus simple que le destin. Le destin, ce n'est qu'un nœud dramatique. Il vient en sus. On peut trouver du sens hors de lui aussi. Et même si l'on croit au destin, on ne peut pas le faire coïncider avec la vie. La vie et le destin seraient plutôt comme deux droites parallèles, superposables, mais qui n'auraient pas les mêmes extrémités. Le destin peut ainsi commencer longtemps avant la vie, plongeant ses racines dans le passé, celui d'un lieu ou d'une généalogie, qu'on appelle également lignée. Il se serait alors déjà mis en marche avant notre naissance, nous réservant une place, comme si on avait un devoir à accomplir ou quelque rôle à jouer. Les rouages seraient d'ores et déjà en mouvement et il nous faudrait les emboîter, se mettre au pas. Dans cette configuration, la vie ne serait pas le point de départ, mais un simple élément de la grande mécanique.
Parfois le destin parvient à se réaliser dans les limites de la vie. C'est une posture un peu romantique : on doit s'imaginer un héros revenu des ses conquêtes ou de son Odyssée avec le sentiment du devoir accompli, et qui attendrait désormais la fin en profitant d'une retraite satisfaite et bien méritée, un Ulysse en pantoufles s'occupant de sa femme, de ses fleurs et de ses chiens, un héros vieillissant loin des dangers et des aventures. Ce temps-là, gagné sur le destin, arraché à l'efficacité, à la rentabilité, ce temps égoïste n'a pas de prix. Ce n'est pas lui qu'on racontera dans les livres. Il est moins épique, moins légendaire, mais à l'échelle d'une vie il est tout aussi précieux que la grande épopée. Simplement il se vit pour lui-même, hors du récit, et nous n'en parlons presque jamais.
Parfois, à l'inverse, le destin ne s'arrête pas avec la mort. Il se prolonge au-delà de la vie. Le destin d'Ulysse s'achève à la fin de son Odyssée, lorsqu'il bande son arc et que son chien le reconnaît. Ce qui se perpétue n'est que le récit de ses aventures : les sirènes, le cyclope. Mais Ulysse est un combattant, pas un artiste. L’œuvre du héros, comme celle du personnage historique, est tributaire de son existence, circonscrite, elle ne peut pas se propager hors de lui. Elle s'arrête quand il s'arrête. L’œuvre de l'artiste, elle, peut être prolongée. Elle lui échappe pour vivre une existence propre. Elle trouve son écho plus loin dans le temps, hors de lui. On parle alors de postérité, qui n'est qu'un destin dépersonnalisé.
Quelque chose après soi
L'adage populaire dit que pour réussir sa vie, un homme doit accomplir trois choses : planter un arbre, écrire un livre et faire un enfant. De quoi est-il question ici sinon de postérité ? Un arbre, un livre et un enfant, c'est ce que l'on peut laisser au monde après nous, une trace de notre passage. C'est le souvenir vivant de ce que l'on a été. La postérité ne se résume pas au factuel. Le factuel, c'est l'aventure, la succession des événements que l'on raconte ou que l'on oublie, selon leur intérêt. La postérité, c'est autre chose : ce n'est pas ce que l'on a fait, c'est ce qu'on a créé. Dans ce cas de figure, on peut dire que le destin déborde des limites de la vie d'un homme, dépasse les bornes, et que l’œuvre achevée endosse son propre destin, qu'elle se propage par cercles concentriques, comme une onde de choc, en fonction de l'écho qu'elle rencontrera dans le monde, quelques années, une génération ou deux, ou plusieurs siècles. Certains arbres vivent plus longtemps. La vie et le destin ne coïncident donc que jusqu'à un certain point.
Merci à Eric Ausseil, qui laisse derrière lui quelques coups de pinceau.