Comme des gouttes de rosée sur une feuille de songe
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Comme des gouttes de rosée sur une feuille de songe
Le temps des métamorphoses (16)
La Rosée si feuilles songe, à écouter sans modération.
« Ton mauvais action oté va suivre à toué partout
Comme la roue charrette y suiv' partout la patte bourrique
Ça tit causement longtemps coméla zot y en fout
Cassé, brisé, fais pas trappe à toué, ça l’est plis en nik
Refrain
Oté ça feuille songe ça
La rosée prend pas-dessus
Mi dis ça feuille songe ça
La rosée prend pas dessus
Oté ça feuille songe ça
La rosée prend pas-dessus
Mi dis ça feuille songe ça
La rosée prend pas dessus
Ou connais z’histoire tit Gus quand tangaze la pété
Cyclone la passé la prend son boucan la levé
Aster li l’est dan’ chemin, mi dis à ou li na pis rien
Marmaille comme gramoune fait façon borde à li dan un coin
Refrain
Oté ti Gus mi di à toué casse pas trop ton tête hein
Ti connais ça feuille songe ça
La rosée prend pas dessus
Allez viv' à toué ti Gus
Li l’est obligé dort la gare, cap-cap dessus lu
Avec un ventre vide sans même un p’tit gazon de riz
Li sonne la case Richard pou rode un bout d’pain sec
Bande là bien zoli, mais comme de pain li l’est sec
Allez file à ou là ! Chape, madame l'a sorti
Refrain ».
Apprendre à danser sous la pluie
Avant de commencer à mordre à pleines dents dans les textes, il faut savoir que le créole est avant tout une langue orale, dont l'écriture n'est pas véritablement normée, ou en tout cas pas de façon unilatérale. Il existe plusieurs codes graphiques et aucun ne s'est imposé. Ainsi un même mot peut être écrit de différentes manières. Par exemple le pronom personnel « moi » est parfois orthographié « mwin », parfois « moin ». J'ai privilégié la graphie dite KWZ, car c'est celle que l'on retrouve dans les livrets des CD d'Alain Peters édités par Takamba, la source la plus fiable.
Les paroles de La Rosée si feuilles songe sont une sorte de variation sur la maxime de Sénèque :
« La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre à danser sous la pluie ».
La feuille de songe, c'est le taro, une plante tropicale dont on peut consommer le tubercule. C'est une grosse feuille imperméable sur laquelle glissent les gouttes d'eau jusqu'au sol : « comme une goutte d'eau sur une feuille de songe » signifie que les mauvaises actions ou les paroles malveillantes doivent glisser sur nous. Autrement dit : la bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. La rumeur et les on-dit reviennent souvent dans l’œuvre d'Alain Péters.
Au fil des couplets, la chanson envisage différents cas de figure, et on peut dire que cela va en se dégradant. D'abord, il n'est question que des mauvaises actions de certaines personnes. C'est peu de choses et on sait bien que cela ne doit pas nous toucher, même si nous avons pu en être les victimes malheureuses : leur conscience les punira.
La bourrique
« Ton mauvais action oté va suivre à toué partout
Comme la roue charrette y suiv' partout la patte bourrique »
Ta mauvaise action te suivra partout
Comme la roue de la charrette suit partout la patte de l'âne.
Alain Peters utilise l'image plaisante et désuète de l'âne tirant sa charrette. Plutôt que de faire dans la lourde sentence : « tu seras puni pour ce que tu as fait » ou le proverbe : « on récolte ce que l'on sème », il utilise la figure familière bon-enfant de la bourrique pour dire simplement, à traits légers, que l'homme vit avec sa conscience. Certes c'est un point de vue mystique, voire karmique, mais Alain Peters est de toute façon un grand mystique. Ce n'est donc pas à nous de nous soucier de ce que font ou disent les gens, d'autres forces veillent au grain. De la même manière, il ne faut pas se formaliser des médisances, ne pas tomber dans le piège de la rancœur. Tout cela doit glisser sur nous comme de l'eau sur une feuille de songe.
Boucan d'enfer
Dans le second couplet les choses empirent. Le sort lui-même devient l'instrument du désordre. Alain Péters convoque carrément un cyclone :
« Cyclone la passé la prend son boucan l'a levé »
Le cyclone est passé et a emporté sa cabane.
Le mal est bien plus grand que dans le premier couplet, et le coupable plus difficile à pointer du doigt. C'est juste la faute à pas de chance. Pourquoi une case plutôt qu'une autre...? Mais la conséquence est immédiate :
« Aster li l'est dan' chemin mi dis à ou li n'a pis rien »
Maintenant il est à la rue et je te dis qu'il n'a plus rien.
Les femmes, les enfants et les vieux, toute la famille est jetée dehors par le cyclone. Là encore il faut se résigner et apprendre à danser sous la pluie. La partie qui suit est parlée et non plus chantée :
« Oté ti Gus mi di à toué casse pas trop ton tête hein »
Je te dis une chose ti Gus te casse pas trop la tête hein.
À quoi ça pourrait bien servir de se torturer l'esprit à présent que le mal est fait ? Et à qui en vouloir ? C'est inutile de se battre contre les cyclones, et voué à l'échec quoi qu'il arrive.
Après la pluie...
La situation empire encore dans le dernier couplet :
« Li l’est obligé dort la gare, cap-cap dessus lu
Avec un ventre vide sans même un p’tit gazon de riz »
Il doit dormir dans une gare, il est malade (le « cap-cap » ce sont des frissons de froid ou de fièvre)
Le ventre vide, sans même un petit bol de riz.
Là encore, Alain Peters appuie avec juste ce qu'il faut de réalisme, sans trop en faire : il met en place un décor imagé qu'il complète avec un élément très concret : le petit gazon de riz, soit une petite poignée. Le fait que l'on puisse prendre ce riz dans la main lui confère une existence réelle. Dans le même mouvement, il avance cette poignée de riz vers ti Gus et la lui refuse. Non seulement son ventre est vide, mais il n'a même pas un peu de riz à manger. Et le fait d'avoir suggéré cette nourriture rend son absence encore plus insoutenable. Manquer c'est une chose, mais savoir de quoi on manque est encore plus terrible.
Li sonne la case Richard pou rode un bout d’pain sec
Il sonne chez les Richard pour mendier un bout de pain sec.
Les riches ont tout et ils ne partagent pas. C'est une cigale qui vient crier famine, mais une cigale bien triste, qui n'a même pas eu la joie de chanter tout l'été, en tout cas rien ne nous permet de le dire, dépourvue malgré elle, dépossédée du peu qu'elle avait. Mais la fourmi n'est toujours pas prêteuse, certaines choses ne changent jamais. Ce sera un bout de pain et rien d'autre.
« Bande là bien zoli, mais comme de pain li l’est sec »
La colère c'est bien beau mais puisque le pain est sec.
Encore une fois cela ne sert à rien de se mettre en colère. De toute façon il n'y a vraiment rien à faire. À la fin de la chanson ti Gus se fait même chasser par la bonne, qui ne veut pas d'ennuis avec sa patronne mais lui donne quand même un petit quelque chose pendant que celle-ci a le dos tourné.
Prémonition
On peut voir dans le texte de cette première chanson officiellement signée Alain Péters une prévision symbolique de ce qui va lui arriver par la suite : un cyclone (métaphorique) s'abat sur lui et lui enlève tout. Il est jeté sur les routes, seule sa passion lui permet de danser dans ce qui est devenu une véritable tempête. La musique le sauve. La musique ainsi que deux ou trois bonnes âmes, des amis qui lui jettent par-ci par-là quatre morceaux de pain, un toit, du feu.
Cependant, faire de La Rosée si feuilles songe une chanson prémonitoire, si cela ne manque pas d'un certain charme, et si ce n'est pas exactement une fausse interprétation, est tout de même un peu tiré par les cheveux. Cela revient à sortir la chanson de son contexte réel, celui de l'année 1977 et du studio Royal à Saint-Joseph, de la case créole sauvage et protégée de Langevin, alors que tout va bien, et la placer dans un cadre plus large, celui de la vie d'Alain Péters tout entière. L'analyse précise du détail de la chanson, de ses mots, ne changerait pas si Alain Péters n'avait pas vécu la suite de sa vie de la même façon mais ce point-là, le fait de faire de la chanson une prémonition,oui. En cela c'est un seuil critique, et critiquable, car on place dans le texte, dans ce qu'il peut raconter, autre chose que ce qui s'y trouve. On fait porter aux mots plus que leur propre poids. On leur ajoute du sens. On surinterprète. Cela peut être dangereux. Cela peut aussi être amusant. L'honnêteté intellectuelle m'oblige en tout cas à définir ces limites-là. Ici, cela n'a pas plus de conséquences que lorsque la mère d'Alain Péters racontait qu'enfant il s'était échappé pour aller danser devant le groupe de musiciens. Ce n'est qu'une prédiction faite après coup, un signe qui n'en est pas un, juste du grain pour le moulin. Autant ne pas s'en priver. Il faut simplement garder en mémoire que ce procédé a des limites.
Toujours est-il que la chanson, dans sa réalité propre, c'est-à-dire dans ses mots, est un petit bijou de justesse. Les paroles tombent parfaitement. Les proverbes et tournures créoles y ajoutent une tonalité particulière : « la roue charrette, la patte bourrique ». Cette façon d'enlever les articles fige les images. On a l'impression de regarder une bande dessinée. Alain Péters n'a pas besoin de bomber le torse et de convoquer des idées compliquées, il se passe de tournures et d'images alambiquées : un âne, un cyclone et en bout de pain sec suffisent à sa poésie. Il dit les choses simplement. Et l'expression la plus poétique de la chanson, au sens scolaire du terme, se trouve dans son titre : La Rosée si feuilles songe. Et encore, c'est parce que cette plante tropicale ne nous est pas familière. La poésie naît de ce décalage et du sentiment d'exotisme qui s'en dégage. Pour un réunionnais, la feuille de songe fait partie du paysage, elle n'est pas plus poétique en soi que pour nous un platane. Enfin il y a tout de même son nom : feuille de songe.
Pour le reste, on remarque qu'Alain Péters ne se lance jamais dans des comparaisons compliquées. Il décrit un quotidien simple avec des mots encore plus simples, dessinant à petites touches une vision globale d'une force saisissante. Il travaille dans le proche, le petit, pas dans les hautes sphères éthérées des poètes. Et cela lui suffit à exposer des vérités qui vont bien au-delà du quotidien, à convoquer les éléments, les forces de la nature, le destin, la fatalité, l'orgueil, Sénèque, La Fontaine, Brassens, la condition humaine dans son ensemble, sans grands effets de manche.
Merci à Eric Ausseil pour les couleurs et les formes jetées sur les mots.
Eric Ausseil il y a 2 ans
quel titre magnifique !