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Les sujets de l'absolu

Les sujets de l'absolu

Publié le 29 sept. 2022 Mis à jour le 29 sept. 2022 Musique
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Les sujets de l'absolu

Deuxième partie : Mélodie vagabonde (6)

Et pendant qu'il s'enfonce, il continue à chanter ses chansons, un peu comme les musiciens de l'orchestre du Titanic qui, dit-on, jouaient encore pendant le naufrage.

 

Il avait commencé à écrire des textes en créole en 1977 à Langevin. Jusqu'alors il écrivait ses poèmes en français dans le style de Victor Hugo.(Patricia Deveaux)

 

Écrire « dans le style de », c'est imiter, singer, contrefaire, autrement dit faire à l'encontre du mouvement naturel, c'est aussi refuser de s'impliquer. Un déclic s'est produit lors de la rencontre avec Jean Albany. Avant Alain Péters se protégeait. Il ouvre désormais une fenêtre directe sur sa personnalité profonde. Il ne contrefait plus, il fait. Il fait avec ce qu'il a, et notamment ses failles. Il construit avec ses faiblesses. C'est fragile, précaire. C'est d'autant plus touchant.

 

L'inspiration

En ce qui concerne la création artistique, deux écoles de pensée s'affrontent : d'un côté les tenants du génie, de l'autre les partisans du labeur. Bien sûr il ne s'agit que de tendances, mais cela mérite tout de même de s'y arrêter un moment. Pour les premiers, l'artiste est véritablement touché par la grâce. Il est inspiré. Son esprit n'est alors qu'un simple vecteur, une antenne capable d'accrocher des idées, des mots et des sons qui flottent dans l'air. C'est amusant de se dire que ceux que l'on pourrait considérer a priori comme les esprits les plus libres, détachés du monde matériel, la tête dans les nuages, ne sont que des marionnettes aux commandes de rien, ni de leur création, qui n'est qu'un compte-rendu de ce qui se joue dans de plus hautes sphères, ni de leur vie, tant leur rôle leur est imposé. Parfois l'inspiration les saisit et ils doivent tout arrêter pour retranscrire ce qui leur tombe dessus d'en haut, comme de simples rapporteurs. Ils doivent aussi composer avec le jugement des autres qui peuvent parfois les prendre pour des excentriques, au mieux, ou pour des cinglés. Ils n'ont alors plus vraiment la tête dans les nuages, mais plutôt un nuage dans la tête, qui perturbe leur vision du monde et les empêche de s'intégrer.

 

Le labeur

Les seconds sont des besogneux qui, s'ils ne rejettent pas l'idée d'une certaine inspiration, ne lui accordent qu'une petite place dans le processus créatif. Une idée vient, c'est déjà une bonne chose, encore faut-il être capable de la mettre en forme de la meilleure des manières. Ceux-là se considéreraient plutôt comme des artisans attelés à une tâche minutieuse. On sait que Brassens, par exemple, écrivait et réécrivait sans cesse ses paroles et réajustait ses mélodies encore et encore, les éprouvait, les jouait et les rejouait pour éliminer le médiocre et le superflu qui ne résistent pas à la répétition. Si on regarde de plus près ses brouillons, on trouve des pages et des pages de ratures, des textes réécrits avec seulement quelques changements qui semblent dérisoires, un mot à la place d'un autre, l'ordre de deux vers inversé, des mots malmenés, souvent abandonnés, repris, corrigés, le point final n'arrivant qu'au bout d'un long travail fastidieux dépourvu de magie. La magie se tient seule dans le résultat. De tels artistes semblent moins fragiles, moins tumultueux, moins à vif. Ils semblent avoir le dessus sur leurs émotions. Ils semblent arriver à les contraindre, les plier à un certain ordre, à une cadence qu'ils imposent, quand les autres ont l'air plus sauvages, plus mystiques, plus exaltés.

 

Regardez-les passer, eux ce sont les sauvages

Les autres, ce sont des artistes exalté, des poètes, avec ce que cela fait résonner dans notre imaginaire collectif : des êtres sans concession, excessifs, abusant de tout parfois pour provoquer l'illumination, semblant tout sacrifier à l'art, jusqu'à leur vie, leur santé, acceptant la misère, le rejet, acceptant de n'avoir aucune reconnaissance de leur vivant : Rimbaud, Van Gogh, Modigliani. Ils gravitent dans d'autres sphères, comme coupés du monde, en phase avec une réalité différente. Le réel ne semble pas fait pour eux. Ce sont des albatros mal-à-l'aise au sol et moqués. C'est seulement en vol qu'ils révéleront leur majesté. On aura reconnu la métaphore de Baudelaire, un autre de ces sujets de l'absolu. Le point commun entre tous ces artistes est une fragilité extrême, à fleur de peau, qui les tient juste au bord du gouffre en permanence. À un moment ou à un autre, ils sont tentés de tester les limites et se mettent alors en danger par les abus de toutes sortes, la drogue, l'alcool, la vitesse ou l'épreuve physique. C'est l'absinthe pour Rimbaud, la mescaline pour Henri Michaux, l'oreille coupée de Van Gogh.

 

Désir d'ailleurs

En 1966, Bob Dylan a eu un accident de moto. Ce n'était rien de très grave, il n'a pas frôlé la mort, loin s'en faut, mais il l'a fait croire. Il s'est alors isolé dans sa maison à la campagne et s'est coupé pour un temps d'une vie trop tumultueuse qui, le succès immense arrivant, avait tendance à s'emballer dangereusement. On commençait déjà à faire de lui une sorte de prophète, rôle qu'il ne voulait pas endosser. Il se droguait beaucoup, buvait beaucoup, sans parvenir à freiner cette course infernale. Son accident lui a donc servi de prétexte. Il en a exagéré la gravité pour pouvoir faire une pause et reprendre son souffle, pour qu'on le laisse un peu en paix. Il a su s'arrêter à temps pour ne pas dévisser, ce qui lui a permis de tenir sur la durée avec le succès qu'on connaît. Ce que je veux dire par là, c'est que la reconnaissance (un prix Nobel de Littérature tout de même) n'y change rien. Il y a des forces cachées dans les recoins de l'esprit de ces hommes qui font qu'à tout moment ils sont capables de lâcher prise et de s'envoler, ou chuter c'est selon. Parfois nous voyons un clochard, parfois un albatros, mais ce ne sera jamais que notre point de vue, eux ne sont pas vraiment là. Ils n'attendent pas de savoir ce que l'on pense d'eux ou ce que l'on raconte.

 

Merci à Eric Ausseil, albatros à ses heures.

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