Les amants crucifiés (1954) Kenji Mizoguchi
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Les amants crucifiés (1954) Kenji Mizoguchi
Amours interdites au pays du soleil levant
Une vieille coutume féodale japonaise contraignait les femmes adultères à être crucifiées en place publique avec leur amant. Ce sujet délicat ne pouvait laisser insensible Kenji Mizoguchi qui chargea son scénariste fétiche, Yoshikata Yoda, d’adapter une œuvre du célèbre auteur de pièces pour marionnettes Monzaemon Chikamatsu, traitant de ce sujet. Le réalisateur est alors dans la dernière partie de sa carrière, la plus faste, qui compte entre autres perles Les contes de la lune vagues après la pluie ou L’intendant Sansho. Auxquels il convient d’ajouter ce magnifique mélodrame qu’est Les amants crucifiés, un véritable petit bijou où Mizoguchi fait preuve d’une maîtrise de la mise en scène impressionnante. Las, les jurés du Festival de Cannes, où le film était en Compétition officielle, n'ont pas cru bon de le récompenser, manquant là une belle occasion de rendre hommage à un cinéaste japonais d'exception.
Le début
En 1684, un notable de la cour de Kyoto, Ishun, créancier de nombreux courtisans, a pour épouse O-San, qui a trente ans de moins que lui. Le frère de celle-ci, Dôki Gifuya, ainsi que sa mère, n'hésitent pa à la solliciter pour régler leurs dettes, ce qui pousse son amant Mohei, qui n'est autre que l'employé d'Ishun, vole son patron pour porter secours à sa dulcinée. C'est sans compter Sukeimon, qui travaille avec lui et le surprend, menaçant de le dénoncer au patron en le faisant chanter. Mais Mohei est honnête et va se livrer à Ishun, ce qu'apprenant cette nouvelle O-San s'apprête aussi à faire. Mais sa servante O-Tama se dévoue pour avouer ce méfait, et Ishun inculpe Mohei, tandis que la fidèle O-Tama révèle à sa maîtresse qu'Ishun la trompe. Elles élaborent alors un stratagème afin de dévoiler le pot-aux-roses, mais elles se font surprendre par Sukeimon en compagnie de Mohei, qui s'était enfui et venait dire adieu à son amante.
Analyse
Fait signifiant, c’est l’insouciance de son frère qui va provoquer la chute d'O- San, l’héroïne des Amants crucifiés. Si elle se trouve dans cette situation, c'est parce qu'il lui a demandé de régler ses dettes ou la famille serait déshonorée. Sachant pertinemment que son mari ne supporterait pas de verser un sou, c'est pourquoi elle se tourne vers Mohei, modeste employé. Celui-ci va bien sûr commettre l’irréparable sous la forme d’une lettre de change falsifiée. Cependant, rongé par la culpabilité, il avoue tout à son patron qui imagine tout de suite une liaison entre sa femme et son employé. Acculés et effrayés, les deux innocents vont fuir ensemble pour éviter la sentence fatale. Quant à Ishun , pour éviter que la honte ne s’abatte sur son florissant commerce, il va tout faire pour rattraper O-San avant qu’on ne la découvre seule avec un autre homme. Si c'est pas beau comme début, et si ça ne contient pas en ses germes l'essence même du mélodrame : tout est impeccablement ficelé, comme souvent chez Kenji Mizoguchi.
Si on osait, on pourrait comparer les différentes histoires imbriquées des Amants crucifiés aux amours malheureuses qui scellaient les destins des protagonistes d’Andromaque : le maître de maison convoite sa servante, qui cherche de l’aide auprès de celui qu’elle aime. Or, il aime en secret la maîtresse de maison qui ignore tout des infidélités de son époux. Par un mécanisme très subtil cette situation ne pourra qu’empirer de façon dramatique et aboutir à une impasse digne des plus pures tragédies. Ici c’est l’injustice du système féodal japonais que Kenji Mizoguchi montre avant tout. Un système où les classes sociales se côtoient mais ne se mélangent pas : ainsi le maître ne pourra avoir sa servante que comme concubine tandis que le modeste employé de maison n’oserait jamais au grand jamais convoiter publiquement une femme comme O- San. Leur fuite va briser de façon symbolique ce système, leur permettant paradoxalement d’accéder à une certaine liberté, eux qui sont recherché par toutes les polices.
Et comme tous les films de Kenji Mizoguchi, Les amants crucifiés met en avant aussi bien sûr l’inégalité dont sont victimes les femmes dans cette société : s’il est communément admis qu’un homme trompe sa femme allégrement, qu’une femme le fasse elle sera alors coupable d’office et condamnée avec son amant non moins qu’à la crucifixion. Le réalisateur choisit donc son parti en proposant un portrait de femme forte, subtilement incarnée par Kyoko Kagawa, qu’on avait pu voir en belle-fille généreuse dans le Voyage à Tokyo de Yasujirō Ozu. Elle tire son épingle du jeu dans ce film où les hommes apparaissent tantôt odieux tantôt lâches. Avec un sens du rythme comme toujours impeccable et des images ensorcelantes, Mizoguchi réussit ici un de ses meilleurs films, arrivant avec une simplicité désarmante à moderniser cette vieille histoire, où de nombreux thèmes trouvent encore écho dans le Japon des années 1950, voire même d’aujourd’hui, tout en nous laissant à voir un film stylisé et envoûtant.