Adolescentes (2020) Sébastien Lifshitz
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Adolescentes (2020) Sébastien Lifshitz
L’âge des possibles
Le projet qu’a imaginé Sébastien Lifshitz avec Adolescentes est assez inédit en France. À l’instar du Boyhood de Richard Linklater, le film ambitionne de voir grandir deux jeunes gens. Mais là où le long-métrage américain était fictionnel et s’étalait sur douze ans, le documentaire de Lifshitz a été tourné durant cinq années. Le réalisateur souhaitait choisir au début un garçon, finalement furent choisies deux jeunes filles de 12 ans qui sortent du primaire. Il va mois après mois venir les filmer à Brive, passant entre deux et quatre jours par semaine avec elles. Il accumule un nombre impressionnant d’heures de tournage et se retrouve à devoir à faire un montage drastique, les producteurs lui stipulant une durée de deux heures maximum au long-métrage final. Mais Lifshitz a l’habitude de l’exercice documentaire, et d’ailleurs durant les années de préparation il conçoit Les vies de Thérèse, qui suit la fin de vie de la lumineuse Thérèse Clerc, que beaucoup avaient pu découvrir dans Les invisibles.
Dans leur collèges, des jeunes filles parlent durant la pause des garçons qu’elles trouvent beaux et de leur nouvel emploi du temps : elles ne veulent en particulier pas être séparées. Rentrée chez elle, Anaïs raconte sa journée à ses parents et sa mère anticipe sur ce qu’elle va dire en supposant que ce qu’elle n’a pas aimé est son cours de sport. Elle rappelle à sa fille que si jamais le proviseur l’appelle encore une fois à son sujet, elle partira en pension. De son côté, Emma sort de chez le dentiste où elle s’est fait enlever son appareil dentaire, et sa mère prend une photo d’elle. Rentrées chez elles, elle se fait enguirlander car elle n’a pas rangé ses affaires, et le lendemain matin car elle met trop de temps pour se préparer à aller en cours. Anaïs, quant à elle, passe un mauvais quart d’heure car ses notes ne sont pas au niveau, mis à part en musique et en espagnol, et sa mère s’inquiète pour son futur brevet des collèges tandis que l'adolescente se demande à quoi va lui servir tout ce qu’elle apprend en cours.
Très habilement, Adolescentes mêle des portraits intimes et politiques. Ce qui frappe au premier regard, c’est l’attention portée par Sébastien Lifshitz sur ces deux jeunes femmes en devenir. La première scène nous met dans le bain : Anaïs et Emma ne sont plus vraiment des enfants, et pas encore des adultes : le titre du film porte bien son nom. Et c’est avec beaucoup de douceur que l’on va s’attacher à ces deux êtres qui sont en plein dans l’âge ingrat et dont le comportement peut sembler, il faut bien le dire, assez insupportable. Ainsi tour à tour on va plaindre leurs parents de devoir les gérer, tantôt va-t-on blâmer ces mêmes parents pas toujours étayants. Car en cinq ans de nombreuses choses se passent dans la vie d’Emma et d’Anaïs, que ce soit la mort d’une grand-mère ou le passage des examens, et leur caractère va se révéler. On assiste ainsi à la naissance de deux femmes que l’on voit mûrir petit à petit au gré des coups durs qu’elles subissent.
En parallèle de ces deux trajectoires personnelles, Adolescentes nous livre en creux un portrait de la France depuis 2013. De nombreux événements se sont déroulés durant cette période, et la caméra de Sébastien Lifshitz les suit silencieusement. On retrouve certaines choses dont l’occurrence était prévisible : le réalisateur se doutait bien que, s’il voulait suivre Anaïs et Emma durant tout ce temps, l’élection présidentielle ferait, d’une façon ou d’une autre, partie de la narration. C’est là où le choix des deux adolescentes s’avère payant : elles sont non seulement amies, mais surtout très différentes, tant au niveau du caractère que du milieu social. Le second tour de cette élection met alors brutalement en avant cet écart, et donne au film un écho national. D’autres éléments d’actualité n’auraient par contre pas pus être prédits, et ainsi alors que le réalisateur était chez les jeunes filles se déroulèrent les attentats contre Charlie Hebdo puis ceux du du 13 novembre 2015.
C’est là où la mise en scène d’Adolescentes prend encore plus d’ampleur. Le montage fait que les actions s’enchaînent à une vitesse folle, donnant une impression de vertige à cette année 2015 si particulière, d’autant plus qu’elle est vue du point de vue de nos deux protagonistes et de leurs jeunes amies. C’est la force du documentaire que de s’effacer devant ses sujets, à l’image des œuvres de Frederick Wiseman. La caméra se révèle alors être un témoin du temps qui passe, et enregistre sans aucun point de vue les événements, à l’échelle individuelle ou collective. Si l’assemblage de toutes ces heures de tournage acquiert un rôle non négligeable, c’est au spectateur d’interpréter les images brutes qui défilent à l’écran. Mais ce qu’à première vue on pourrait penser ennuyant, suivre le quotidien de deux adolescentes lambda, s’avère passionnant de bout en bout. On est happé par l’émotion et par l’étonnement, on se prend d’affection pour ces jeunes filles qui pourraient être nos sœurs ou nos enfants.