La ligne claire
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La ligne claire
Le Temps des métamorphoses (17)
Le 45 tours La Rosée si feuille songe paraît en 1977. C'est le premier titre officiel du groupe Caméléon et toute l'équipe est là pour l'événement : Alain Péters à la basse, Bernard Brancard et Joël Gonthier à la batterie et aux percussions, René Lacaille à la guitare, Loy Ehrlich au clavier et Hervé Imare au chant.
Comme les autres membres de Caméléon, Hervé Imare a appris son métier sur le tas, au sein des orchestres de bal d'abord, puis dans différentes formations : les Jaguars, les Spiders. Il s'était mis à la musique après avoir perdu l'usage d'un de ses bras lors d'un accident. Comme Alain Péters et ses tenues bariolées devenues légendaires, Hervé Imare adopte le look de l'époque : coupe afro, rouflaquettes et pantalon patte d'eph'. Pour le moment il n'est encore qu'interprète mais il va lui aussi bien vite se mettre à écrire et à composer ses propres chansons sur un piano vendu par Alain Péters. Sans doute qu'il manquait de place pour le stocker dans la petite case de Langevin. Autant que ça profite à quelqu'un. Et puis le piano n'a jamais été le truc d'Alain Péters. On doit notamment à Hervé Imare Mêle-mêle pas toué p'tit Pierre, l'une des chansons incontournables de l'époque, enregistré avec les Caméléons et parue sur le label Diffusion Royale. (A écouter ici).
Face B
La face B du 45 tours La Rosée si feuille songe est une composition d'Alain "Loy" Ehrlich, Na voir demain. Dès leur première rencontre à l'aéroport de Saint-Denis, Alain Péters s'était tout de suite pris d'affection pour Loy Ehrlich et lui avait fait visiter l'île en long, en large et en travers. Quelques mois à ce régime avait permis au nouvel arrivant d'apprendre à parler le créole couramment, au point de pouvoir écrire les paroles d'une chanson, lui qui n'en connaissait pourtant pas un mot au départ, magie de l'intégration.
Fusion
La sortie de ce disque est à marquer d'une pierre blanche pour plusieurs raisons. D'abord La Rosée si feuille songe est la première chanson signée Alain Péters, paroles et musique, ensuite elle est écrite en créole, enfin, et ceci va avec cela, elle est le point d'orgue, la première chanson, la plus représentative et sans doute la meilleure de maloya-fusion, la quintessence de ce que cherche à faire le groupe Caméléon. Pour une entrée en matière, on peut dire que c'est une franche réussite. Tous ces musiciens ont connu les orchestres traditionnels, les groupes de rock et les reprises avant de passer à autre chose. Mais ils n'ont pas abandonné cet héritage en chemin, ils l'ont au contraire assimilé et s'en sont servi. Ils se sont ensuite penchés sur un passé plus lointain et, faisant fi des menaces et des interdictions, ont retrouvé le son et le rythme originel du maloya. Ils ont su intégrer les instruments traditionnels à leurs méthodes d'enregistrement et de production plus modernes, sans dénigrer ni l'un ni l'autre, mais en arrangeant le tout de manière délicate, respectant l'esprit du maloya traditionnel et le leur, choyant l'ancien sans renoncer au moderne, et inversement, afin de fabriquer une fusion parfaite. Ils sont parvenus à redynamiser un maloya sauvage et clandestin, le transcender pour en faire quelque chose de résolument neuf. Et tout cela s'entend dans La Rosée si feuille songe.
Coïncidence
Même si Alain Péters n'est pas derrière le micro, personne ne s'y est trompé : La Rosée si feuille songe est sa chanson. Elle sera présente sur toutes les rééditions de son œuvre, c'est-à-dire les trois disques suivants : Parabolèr (Takamba, 1998), Vavanguèr (Takamba, 2008) et Rest'là maloya (Moi j'connais, 2015, Les disques Bongo Joe 2017). C'est même avec ce titre que s'ouvre la compilation Oté Maloya précédemment évoquée, place de choix. Il y a dans cette chanson déjà toute la grâce d'Alain Péters, qui dépasse d'une bonne tête le reste de la production musicale réunionnaise. Les autres musiciens ne sont pas non plus là pour faire de la figuration. Ils sont tous investis. Et que dire de la production ? Tout est maîtrisé de bout en bout : la guitare électrique de René Lacaille est présente sans être prépondérante. On l'entend beaucoup à la fin du morceau, lors d'un long passage instrumental, mais elle n'écrase pas les autres instruments. Elle n'est pas du tout criarde et se coule en douceur à l'ensemble. Les arrangements sont justes, soignés et précis. On touche à l'orfèvrerie musicale. L'ensemble donne un son groovy et syncopé, assez proche de Colonial Mentality de Fela Kuti, paru exactement au même moment au Nigéria. C'est comme si les deux musiciens avaient capté dans l'air, à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, la même ligne claire, le même rayon subtil.
Étrangement, ce disque de maloya-fusion, reconnu unanimement comme tel, est pourtant sous-titré : « le séga ». Bien que la frontière soit mouvante entre ces deux courants voisins et que l'on puisse passer d'une appellation à une autre selon ce qui nous arrange (on fait la promotion du séga quand le maloya est encore interdit, il est donc plus facile de diffuser un disque estampillé « séga », même si l'interdiction peut avoir le charme sulfureux de ce que l'on écoule sous le manteau), il va falloir tenter d'éclaircir un peu toute cette histoire.
Merci à Eric Ausseil pour les illustrations.