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Ni décor, ni decorum : une chanson sans limites

Ni décor, ni decorum : une chanson sans limites

Publié le 19 avr. 2022 Mis à jour le 19 avr. 2022 Musique
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Ni décor, ni decorum : une chanson sans limites

Le temps des métamorphoses (25)

Carte postale

Alain Péters ne chante pas son île. Il ne chante pas les montagnes ni l'océan, ni le décor ni le décorum. Il chante des chansons qui viennent d'une autre sphère. Dans ses paroles, il n'évoque jamais la carte postale, le soleil ou les palmiers. Il ne met aucune nostalgie en scène, ni pour l'enfance ni pour un quelconque paradis perdu ou ailleurs fantasmé, ce qui fait que sa musique parvient à devenir intemporelle. Elle n'est rattachée à rien de concret, ne se réclame d'aucun contexte et ne délivre aucun message. La révolte et le combat se trouvent ailleurs que dans les textes. Bien sûr il chante en créole mais c'est sa langue maternelle. Cela ne suffit pas à faire de lui un chanteur régional qui se gausse de son territoire et se délecte de son patois. Si on n'est pas capable de dépasser les frontières de son territoire, si on n'a que son coin à montrer et à conquérir, si on vise petit en somme, on ne risque pas d'atterrir bien loin. Beaucoup de chanteurs réunionnais de cette époque sont malheureusement un peu comme ça : ils vendent leurs paysages et leurs accents comme des guides touristiques : « venez visiter mon pays, ses gens charmants, ses chants charmants ». Même si certains essaient parfois de nuancer :

 

« Mais du haut de tes montagnes

Quand la colère te gagne

Tu vomis des fleuves de sang

Que tu rejettes à l'océan ».

 

C'est extrait de Mon île de Jacqueline Farreyrol, une ode à La Réunion. Le titre annonce déjà la couleur même si d'après la chanteuse, La Réunion n'est pas un paysage de carte postale :

 

« Tu n'es pas l'île enchanteresse

Qu'on fait miroiter dans la presse ».

 

En somme, elle se défend d'un cliché pour mieux se précipiter dans un autre, s'épargnant les palmiers pour mieux revendiquer le volcan furieux, et la chanson Mon île a parfois un petit côté Mireille Matthieu désuet et touchant :

 

« Que l'on touche à la liberté et Paris se met en colère ».

 

Les émotions intouchées

Alain Péters écrit et compose à un autre niveau. Dans une interview, il explique qu'il n'aime pas le séga superficiel : « serré, piké, fait rouler ». Il ne dénigre par les musiciens ni les chanteurs de variétés, simplement il ne considère pas faire partie du nombre. C'est en raison de l'ampleur commerciale du phénomène séga qu'il refusera d'aller en studio par la suite, une fois le label Diffusion Royale arrêté, de peur qu'un producteur malhonnête ne détourne sa musique pure, son blues, pour en faire quelque chose de plus vendeur et plus lisse, un produit. Il ne cherche pas les tubes, il cherche la vérité. Pour cela il ne veut pas se compromettre et il ne veut pas complaire le public dans ses travers en lui donnant exactement ce qu'il attend, de la musique pour danser et faire la fête. Il voudrait au contraire tirer les gens vers le haut, vers des valeurs plus spirituelles, et imposer le vrai maloya, pas la breloque. Dans ses chansons tout est beaucoup plus subtil. Son univers est pourtant le même mais le cadre est juste esquissé, comme support à la rêverie et à l'évasion. Le décor est le point de départ et non le but de la balade. La balade, c'est ce qui se passe au-delà des apparences, dans les non-dits et les silences. C'est la lave elle-même, pas le fait d'en parler de façon métaphorique comme de « fleuves de sang ». Il n'y a pas de fleuves de sang dans les chansons d'Alain Péters, seulement des émotions intouchées.

Le goût de l'errance sans plafond

Chez lui, on ne rencontre pas de complaisance. Il ne s'apitoie jamais sur son sort, même si parfois il aurait de quoi. On découvre une poésie pure, loin de la variété, loin des grands sentiments. En cela il est plus proche d'un Paul Fort que d'un Lamartine. Il distille une profondeur sans esbroufe dans les paroles, les siennes ou celles de Jean Albany, aussi bien que dans le chant et les arrangements. Dans ses attitudes comme dans ses choix, on sent qu'Alain Péters a maîtrisé son sujet de bout en bout, malgré les apparences d'une vie déconstruite. D'une chanson à l'autre reviennent souvent les mêmes procédés, au premier rang desquels la parabole, les mêmes thèmes, comme ce goût immodéré de la vavangue. Se sont d'ailleurs ces deux idées qui ont été mises en avant par le label Takamba quand il s'est agi de trouver un titre aux rééditions de son œuvre : Parabolèr (1998) et Vavanguèr (2008). La vavangue c'est l'errance, mais une errance positive, l'exacte inverse de la perdition. C'est une manière d'être et de laisser le monde arriver jusqu’à soi sans forcer la rencontre, une ouverture des sens, du cœur et de l'esprit. Le chanteur et l'auditeur avec lui se fondent dans un ensemble plus vaste.

Les illustrations sont toujours celles d'Eric Ausseil, merci.

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Commentaires (2)

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Stéphane Hoegel il y a 2 ans

Merci pour cette nouvelle expression apprise grâce à ton article : partir en vavangue, c'est très beau !

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