Ivan le Terrible (1945) Sergei M. Eisenstein
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Ivan le Terrible (1945) Sergei M. Eisenstein
Faste et furie
En 1941, Joseph Staline commande à Sergei Eisenstein, tout juste auréolé du succès de Alexandre Nevski, un film sur Ivan IV, le premier tsar à avoir unifié les royaumes éclatés de Russie. Le film aura pour vocation, en ces périodes de guerre, d'exalter le sentiment patriotique. Lorsqu'Eisenstein commence à travailler sur son script, L'armée allemande envahit l'union soviétique et la société de production du film est contrainte de s'exiler au Khazhakstan. Le début du tournage de la première partie n'interviendra qu'en 1943, après la bataille de Stalingrad. Eisenstein prévoyait de réaliser un triptyque qui reste inachevé, le réalisateur mourrant en 1948 sans avoir pu achever son œuvre. De plus, si la première partie d'Ivan le terrible donne une image magnifiée du monarque, la deuxième partie, qui le présente sous un aspect plus complexe et tourmenté, sera censuré jusqu'en 1958 par le pouvoir en place.
La première partie d'Ivan le terrible nous présente donc l'accession au trône d'Ivan Vassilievitch, le grand-prince de Moscou, en 1547. Résolu à unifier son royaume, il somme l'ensemble de ses adversaires à se rallier à lui. Mais ce sacre s'effectue au grand dam des boyards, ces seigneurs qui voyaient justement d'un mauvais œil l'arrivée de ce tsar voulant diminuer leurs pouvoirs de suzerains. Le monarque compte de nombreux adversaire, y compris dans sa garde rapprochée, où nombre sont ceux qui le jalousent, en premier lieu desquels figure sa propre tante, Euphrosina Staritskaya. Les noces du tsar et d'Anastasia Romanovna se déroulent dans une ambiance tendue : le prince Andreï Kourbski, secrètement amoureux d'Anastasia, ainsi que le fervent Fiodor Kolytchov, craignent que les réformes annoncées n'entraînent des émeutes. De son côté, Staritskaya parvient à convaincre des fidèles à semer le trouble durant la cérémonie.
Tourné en noir et blanc, la première partie d'Ivan le terrible est mise en valeur par des décors et des costumes somptueux, sans compter la magnifique partition musicale composée par Sergueï Prokofiev. L'intrigue, d'une grande intensité, est excellemment amplifiée par les jeux d'ombre et de lumière et par la mise en scène flamboyante de Sergei Eisenstein. La seconde partie nous montre la solitude d'Ivan et sa mégalomanie naissante, alimentée par les nombreux complots qui émaillent son règne. Il est tellement préoccupé par ses rêves de grandeur qu'il en vient à confondre ambition personnelle et gloire de son pays. On voit ainsi petit à petit le souverain sombrer dans une folie paranoïaque justifiée par les conspirations qui continuent à s'ourdir contre lui. Les longs corridors de ce palais sans ouvertures renforcent cette ambiance claustrophobique, mettant le spectateur quasiment en empathie avec le protagoniste.
Tout à coup, à la faveur d'une scène de festin brillante, le miracle de la couleur nous apparaît. Une fin baroque et chatoyante peut alors se dérouler devant nos yeux ébahis. C'est vraiment une œuvre à la fois colossale et intimiste qu'a réalisée Sergei Eisenstein. Colossale au vu des décors et des costumes, mais aussi de l'interprétation hyper-expressive des acteurs (le rôle des regards est sur ce point exemplaire) et de la dimension hiératique du personnage d'Ivan le Terrible. Le réalisateur, connu pour sa détestation du Cabinet du docteur Caligari, qui est considéré comme le premier film expressionniste allemand, livre ici sa propre version de ce mouvement artistique. Le côté anti-naturaliste du film puise ainsi ses sources dans de nombreux autres œuvres, qui vont de Walt Disney au théâtre Kabuki. La stylisation des scènes, quasiment conçues comme des portraits vivants, et l'utilisation des ombres, renforce la singularité du long-métrage.
Le film se révèle tout autant intimiste car il présente, en particulier dans sa seconde partie, la figure d'un tyran tourmenté, loin des idées reçues des biographies traditionnelles. Au delà de la fidèle hagiographie qu'on lui avait demandée, Sergei Eisenstein a esquissé le portrait d'un personnage complexe, plus proche d'un Hamlet que d'une réalité stricto sensu, et a préféré nous inciter à une réflexion sur le pouvoir et ses abus. De là à voir dans Ivan le terrible une critique en règle du stalinisme il n'y a qu'un pas... que l'on peut franchir allégrement. D'ailleurs l'architecture stalinienne des décors sont clairement une référence au pouvoir en place, qui sera loin d'apprécier l'œuvre. Le paradoxe est pourtant là, certains historiens n'ayant pas manqué de faire le parallèle entre la guerre de Livonie évoquée dans le film et l’occupation des pays baltes par le régime stalinien. La seconde partie du long-métrage ne pourra d'ailleurs être montrée au grand public que cinq ans après la mort de Joseph Staline.