Épisode 64 : Reconstruction
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Épisode 64 : Reconstruction
Siegfried s'en veut d'avoir invité la douleur dans ce moment de bonheur pur qu'auraient dû rester leurs retrouvailles. Il serre Mélusine contre lui et ne se souvient plus de s'être senti aussi possessif depuis bien longtemps. Et, surtout, surtout, surtout, il se sent redevenir enfin lui-même. Le bon vieux Siegfried de Lucilinburhuc. Le vrai.
Évidemment, à terme, la situation est appelée à poser problème et il le sait. Il a rompu son vœu, et il l'a rompu en grand et en beauté. Il ne peut même pas dire qu'il l'a fait par accident, juste de quoi diminuer une tension qui devenait trop forte. Même si dans ses actes, il y a de ça aussi. Il ne peut pas dire que cette rupture du tout premier de ses vœux était vierge de toute préméditation. Provoquer, par le regard ou par le geste, donner rendez-vous, surtout directement dans une chambre à coucher, ce n'est pas un accident, c'est de la préméditation pure. Il est adulte, expérimenté, marié depuis plus de vingt ans. Il sait comment vont les choses. Il savait à quoi s'attendre en faisant ce qu'il faisait. Même si Mélusine est restée longtemps blessée de son invraisemblable maladresse d'autrefois et a mis des années à en guérir, il a toujours su que ses sentiments pour lui n'étaient pas tout à fait morts. Su, ou souhaité - après tout, où est la différence une fois que le résultat est là ?... Il se dit juste que si, malgré tout ce qu'elle a jamais pu dire et la façon dont elle a habillé les choses, elle a quand même pu lui pardonner, c'est qu'un peu de son amour pour lui survivait encore. Et tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Certes, c'est un espoir qui aurait dû rester illusoire...
Bon, il n'a jamais ignoré non plus la façon dont il fonctionne. La jalousie a toujours exacerbé ses instincts primaires, Mélusine est et reste attirante, son mystère lui donne une aura toute particulière, donc il se doutait bien que quelque chose comme ce qui s'est produit hier et cette nuit arriverait un jour ou l'autre, tôt ou tard. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que ça leur arrive depuis qu'ils sont mariés. Et, oui, c'est une chose qui l'a longtemps préoccupé par rapport à son vœu d'abstinence. Il n'a jamais ignoré le danger. Si la possibilité ne s'est jamais concrétisée plus tôt, c'est parce que Mélusine faisait tout son possible et même l'impossible pour éviter ce genre de situation. Quelles qu'aient pu être ses motivations pour le faire par ailleurs - il doute quand même fortement qu'elle l'ait fait par solidarité avec lui dans son vœu. Mais ses stratégies d'évitement ne lui ont jamais échappé. Même s'ils n'en ont jamais parlé ensemble, même s'il ne lui a jamais fait la moindre réflexion à ce sujet. Elle aussi, elle se taisait et elle agissait, sinon dans l'ombre, du moins dans la discrétion. Lui, il suivait le mouvement et il faisait semblant de rien. En son for intérieur, il lui est resté longtemps reconnaissant de lui faciliter la tâche. Même s'il se doutait bien qu'elle agissait ainsi par rancune ou par amertume plus que par solidarité.
Mais il n'a jamais pu s'empêcher d'être un peu déçu de ne pas la voir se battre un peu plus pour le récupérer - quitte à le tenter de se détourner du chemin qu'il s'était choisi. Tenait-elle donc si peu à lui finalement ? Ou bien... ou bien la blessure qu'il lui avait infligée était-elle si profonde que ses sentiments pour lui ne resteraient à jamais que l'ombre de ce qu'ils avaient été ? La porte de son cœur lui resterait-elle désormais verrouillée même s'il arrivait un jour à se sortir de son propre pétrin ? Avait-il définitivement grillé toutes ses chances auprès d'elle ?
Et sa déception ne faisait qu'augmenter avec le temps qui passait... et aussi avec l'absence totale de résultats apportés par son changement de vie.
Car s'il avait espéré que renoncer à tout ce qu'il aimait dans la vie, respecter à la lettre les rituels religieux, faire construire des lieux de prière, veiller à l'instruction religieuse dans son comté et y pousser les gens à se détourner du vice et à y pratiquer la vertu allait lui attirer la miséricorde divine et le délivrer de son funeste marché avec le diable, force est de reconnaître que jusqu'à présent, il en est pour ses frais. Il n'a jusqu'à présent pas reçu la moindre indication que Dieu écoute les prières qu'il lui adresse du fond de son abîme, et encore moins qu'il est prêt à les exaucer. En attendant, le temps passe. Il ne se sent toujours pas pardonné. Or ce qui faisait toute la valeur de son renoncement à Mélusine, c'était justement l'énormité du sacrifice qu'il représentait pour lui. Il n'avait pas livré son amour aux flammes de l'enfer, non. Il l'avait au contraire sacrifié sur l'autel de Dieu, en espérant y gagner son propre salut. Mais la seule réponse de Dieu est restée le silence - et surtout une parfaite indifférence à ce nœud coulant qui lui resserre de plus en plus l'estomac au fur et à mesure que les années s'écoulent et que son sursis s'amenuise. Et il en retire un profond sentiment d'injustice. Pour le bon vivant qu'il fut dans sa jeunesse, se nourrir de pain et d'eau et mettre un frein aux plaisirs de la table et de la boisson était bien un sacrifice, certes, mais rien d'insurmontable tant qu'il n'y perdait pas toutes ses forces. De toute façon, un nœud coulant autour de l'estomac, forcément, ça limite l'appétit. Il y a bien la tentation de noyer ses idées noires dans les brumes de l'alcool, certes... il est vrai que ça, il y a pensé. Même plus d'une fois... Tout comme il lui arrive, sur le chemin de ronde, de penser à se jeter en bas pour en finir avec tout ça. Ce qui le retient, dans les deux cas ? La certitude que cela ne résoudrait rien. La certitude qu'au contraire, ça ne ferait que rendre les choses encore pires. Et puis, finir ivre ne ferait que lui retirer le peu de dignité et d'estime de soi qui lui reste encore. Alors il s'accroche. Pour pouvoir encore être fier de quelque chose. Même s'il ignore où il va et où tout ça va le mener... Vivre dans le froid, coucher à la dure : on s'y habitue. Supporter douleur et inconfort de la maladie renforce le corps, sa résistance, et aussi la volonté. Ne pas s'entraîner au-delà de ce qu'exigent son statut de seigneur et un sain dépassement de soi, après tout, ce n'est que de la tempérance, pas de l'abstinence - et puis, il approche de l'âge (et du terme...) où il va devoir passer la main à ses fils. Rester simple et modeste dans sa tenue et dans son train de vie ? Ni lui ni son foyer n'ont exactement des goûts de luxe - pas en tout cas au-delà du minimum en la matière dans leur milieu, histoire de tenir leur rang. Renoncer à l'argent, consacrer sa fortune à des œuvres de bien ? Aucun problème : lui et sa famille vivent dans un château, il règne sur une ville en plein développement qui lui rapporte de confortables revenus, ils ont largement assez pour vivre et son but dans la vie n'a jamais été d'accumuler des richesses. Autant faire servir son argent à quelque chose de bon. C'est au moins ça de gagné. C'est au moins ça qu'il aura à présenter pour sa défense quand le terme sera venu... Se rendre impopulaire pour décourager le vice et encourager la vertu ? Ce n'est jamais que faire œuvre d'éducation. Être comte, c'est comme être père : on ne l'est pas d'abord pour se faire aimer. Si on l'est dans le processus, tant mieux, c'est un bonus, mais si on ne l'est pas, ce n'est pas grave : l'essentiel est d'amener ses enfants comme son petit peuple à marcher dans le droit chemin. Mais renoncer à Mélusine...
Renoncer "aux femmes" en général ? Il a la meilleure, unique et irremplaçable, pourquoi se dégrader ? Il n'a même pas le goût de le faire. Et si le feu brûle trop fort, l'eau de l'Alzette est glaciale. Ça aide.
Mais Mélusine et lui, c'est bien plus qu'une simple histoire de chair. Renoncer à elle, c'est tout autre chose. Et pas seulement parce que circule entre eux un fluide qui n'a jamais circulé entre lui et aucune autre, et cela depuis le premier jour. Mélusine le comprend comme personne. Sur tous les plans. Elle l'apaise comme personne, aussi. Ah, la fraîcheur de ses mains sur son front... Elle peut même lui insuffler un courage qu'il n'aurait jamais autrement. Et puis, comme il le lui a dit, il y a sa voix... Sacrifier tout contact avec Mélusine, c'était mettre au pied de l'autel un sacrifice hors de prix.
Et tout cela pour rien...
Bon, pour être tout à fait franc - Siegfried n'aime pas se l'admettre à lui-même, et il aurait bien plus honte encore de l'admettre devant un autre, fût-ce le Père Adalbéric, mais après son expédition à Koerich, il se sentait indigne de tout et de tous. L'humiliation infligée par le diable à Koerich fut totale et cuisante. Il y était allé pour obtenir quelque chose. Or non seulement il n'avait rien obtenu, mais pire encore, il avait dû y consentir des sacrifices supplémentaires. Il s'était révélé incapable de protéger ce qu'il avait. Des vies - animales au demeurant, mais des vies quand même - qui dépendaient de lui et comptaient sur lui. Or qu'est-ce qu'un homme, s'il n'est pas capable de protéger ce qui dépend de lui ?... Il en avait perdu toute confiance en lui-même et tout sens de sa propre valeur. Et même de cette perte, il en avait honte. Le diable l'avait littéralement cassé en deux, de haut en bas. Il pouvait en être fier, le diable, il avait bien réussi son coup. Dieu, dans quel état était-il rentré à la Petite Forteresse... dans quel état Mélusine avait-elle dû le voir ce jour-là. Ou plutôt cette nuit-là. Il avait perdu toute dignité. Il aurait préféré être englouti au centre de la terre plutôt que de lui offrir un tel spectacle. Depuis lors, pendant longtemps, il n'avait plus été bon à grand-chose, voire à rien du tout. Et pas seulement parce qu'il est resté très longtemps malade sans que ni lui-même ni qui que ce soit d'autre comprenne au juste ce qu'il avait. Il avait honte de lui-même, il était en rage contre lui-même, et comme c'est souvent le cas avec lui en la circonstance, il était aussi en rage contre le monde entier. D'ailleurs, ce qui s'est passé à Koerich, il n'aime pas y repenser. Pour tout dire, il le refoule bien loin dans les profondeurs de l'oubli.
Seuls ses vœux, et sa sévérité impitoyable avec lui-même - jusqu'à s'imposer par la suite de véritables supplices - lui ont permis de récupérer un peu de valeur à ses propres yeux. Ce n'était pas seulement une affaire d'expiation. Au moins il était capable de résister, de supporter, d'endurer. Il était capable de ne pas céder à la douleur, même à des niveaux proches de l'insupportable. Dans son combat personnel, améliorer ces capacités-là reste un atout de taille.
Et puis l'incroyable impudence de cet homme à tête de poisson est venue lui réveiller, brutalement, ses instincts de mâle dominant. Avec une violence à laquelle il ne s'attendait pas.
C'était le moment ou jamais, après autant d'années passées à tenter de remonter la pente, de vérifier où il en était sur ce plan-là. Il avait besoin de le savoir.
Après tout, Mélusine est sa femme. S'il n'est pas légitime de le vérifier avec elle, avec qui ce le sera-t-il ?
Surtout après avoir commencé par s'assurer qu'elle pourrait encore être sensible à ses avances...
Le résultat a dépassé toutes ses espérances et ses rêves les plus fous. Sous la cendre, ils ont gardé la flamme. Tous les deux. L'avoir constaté remplit Siegfried d'un bonheur qu'il aurait cru impossible dans sa condition. Un cadeau inespéré. Comme une seconde chance qu'il n'attendait plus. Quelques années passées à dompter tous ses appétits lui ont même donné un meilleur contrôle de lui-même. Bon, ce n'était pas à proprement parler le but premier de l'opération, mais bon - puisqu'il paraît qu'en ce bas monde, un mal peut parfois être là pour un bien... En tout cas, retrouver sa confiance en lui et une certitude de sa propre valeur lui font un bien fou. Siegfried a de nouveau conscience d'être un homme, un vrai. Prêt à faire face à tout ce qui se présentera. Il serre Mélusine et l'entoure comme pour la protéger. Il sait qu'il est de nouveau prêt à se battre.
Musique : Kitaro - Matsuri
Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos