Geerty continue son récit.

- Vous savez, je ne devrais peut-être pas vous le dire... mais entre nous, nos hommes se moquent souvent de Monsieur le Comte pour la décision qu'il a prise ce jour-là. Vous savez ce que c'est qu'une boussole ? Cette sorte de rond où il y a une aiguille qui est censée montrer où est le nord ? Eh bien, nos hommes, quand ils rigolent de Monsieur le Comte, ils disent que l'aiguille de sa boussole, elle ne montre plus le nord mais le sud... si vous voyez ce que je veux dire...

- Je crois que je vois assez bien, oui.

Ainsi donc, un bougre. Un pauvre bougre. Eh bien, si j'ai un jour l'occasion de me trouver dans le même lieu que lui et si, à ce moment-là, il a encore l'audace, je dirai même l'impudence, de m'adresser la parole, voilà une expression que je vais retenir pour la lui jeter en pleine figure et lui fermer son bec une bonne fois pour toutes. Pauvre bougre.

- Mais le Jang, mon mari, il dit que ce n'est pas ça, pas du tout. Le physicien aussi. Et ces deux-là, ils doivent savoir ce qu'ils disent.

Mélusine soupire.

- Je l'espère, oui...

Ou pas.

- Mais... je crois que ces derniers temps, Monsieur le Comte se rend bien compte lui-même qu'il a dépassé les bornes et qu'il n'aurait pas dû faire ce qu'il a fait. Je crois qu'en tenant vos distances, Madame la Comtesse, sauf votre respect, vous le lui avez bien fait comprendre. En tout cas, on voit bien qu'il le regrette. Il ne le dit pas - vous connaissez Monsieur le Comte encore mieux que nous, vous savez bien que ce n'est pas son genre de dire quelque chose comme ça - mais... ça se voit.

- À la bonne heure...

Geerty hésite un peu.

- Vous savez, Madame la Comtesse... ça fait bien trois semaines que tous les soirs, il demande à mon Jang de lui préparer ses meilleurs vêtements. Il les met, il s'habille tout beau, et puis il s'assied à l'avant du lit, au bord, puis il demande à rester seul, et il attend. Toute la soirée, il attend. Et chaque soir, comme personne n'est venu, il appelle le Jang et il lui demande de les lui enlever et de le préparer pour la nuit. Et il a l'air si déçu et si triste que même quand on sait ce qu'il a fait, ça fait de la peine de le voir comme ça. Même pour lui, on a de la peine. Parfois il tombe carrément endormi sur le lit avec ses beaux vêtements. Ça lui est arrivé deux ou trois fois. Il a mis du temps avant d'avoir le courage d'envoyer quelqu'un pour vous parler. Mais pour qui se ferait-il préparer ainsi, qui attendrait-il comme ça toute la soirée, si ce n'est pas vous, Madame la Comtesse ?... Vous lui manquez vraiment, ça se voit. Je ne sais pas si c'est juste pour ce que vous croyez ou si c'est pour plus que ça, mais c'est sûr que vous lui manquez beaucoup. À chaque jour qui passe et qu'il ne vous voit pas, il est un peu plus triste.

Oui, je peux me l'imaginer. Et un peu plus grincheux aussi probablement, pas vrai ?... En tout cas, quoi qu'il en soit, c'est bien fait pour lui. Au moins ça lui fera les pieds, comme disent les humains. Qu'il souffre un peu lui aussi. Ce qu'il vit pour le moment, ce n'est qu'une toute petite partie de ce que j'ai vécu depuis le jour où il m'a reniée devant ces deux hommes. Depuis le jour où il m'a fait passer pour une idiote. Alors, qu'il en souffre un minimum, ce n'est que justice. Après tout, lui, au moins, il l'a mérité. Il sait pourquoi il souffre. Il a une raison de souffrir. Pas comme moi.

- Donc, si je dois suivre votre raisonnement, il faudrait que j'aille consoler ce pauvre petit garçon juste parce qu'il s'est rendu compte qu'il a fait une grosse bêtise et qu'il le regrette ?... Et la victime de sa grosse bêtise, celle qui en a souffert au-delà de ce que n'importe qui pourrait imaginer, que devient-elle, dans tout ça ? On en parle ? Ou on l'oublie ?

Musique : Ludovico Einaudi - View From The Other Side

Épisode 40 : Compassion

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