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Épisode 67 : Hostilités

Épisode 67 : Hostilités

Publié le 23 janv. 2025 Mis à jour le 23 janv. 2025 Conte
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Épisode 67 : Hostilités

Mélusine reprend ses droits et réintègre la chambre conjugale, son boudoir reste une chambre, Siegfried est toujours amoureux et tendre, ils vivent ensemble une seconde lune de miel et les choses à première vue et dans un premier temps semblent aller mieux. Les habitants de la Petite Forteresse s'y font comme ils se sont déjà faits à bien d'autres changements dans le passé. Ils commentent bien sûr, en sens divers bien évidemment, toujours sous le manteau, mais en fin de compte, ils suivent le mouvement. Et, oui, dans un premier temps, Siegfried se détend - autant que c'est possible dans sa situation - et tout le monde en bénéficie et s'en réjouit, même ses enfants. Surtout ses enfants.

Mais il reste un tabou entre Siegfried et Mélusine, et ce n'est aucun des secrets que chacun d'entre eux garde par-devers soi vis-à-vis de l'autre - et vis-à-vis du monde entier d'ailleurs. Ce tabou, ce sont les marques de tortures sur le corps de Siegfried.

Bien sûr, elle est au courant de ce qui se passe depuis le début. Elle est au courant des tortures qu'il s'inflige. Elle ne les a jamais vues, elle n'y a jamais assisté, elle n'en avait jamais vu les traces pendant des années. Mais elle était au courant. Elle a toujours su que ça avait lieu. On en parlait au château.

On ne lui en parlait pas directement à elle, non, ça, personne ne le faisait. Sauf peut-être Geerty, de temps en temps, très rarement, timidement, à mots couverts. Et brièvement. À part Geerty, personne d'autre ne se serait permis d'aborder franchement le sujet devant elle. Ni devant leurs enfants non plus d'ailleurs. Pas même le Père Adalbéric, parce qu'il estimait que discuter de ces pratiques ne pouvait se faire qu'avec le principal intéressé et sous le sceau du secret de la confession - entre autres raisons.

Mais elle surprenait des bribes de conversations entre les domestiques. Les domestiques qui, bien entendu, le tenaient pour fou. Il lui arrivait même de les espionner, d'écouter à distance ou bien aux portes, pour tenter d'en savoir plus. Tout en préparant une justification ou une stratégie échappatoire si jamais elle devait être surprise.

Juste après ces séances d'espionnage, elle se sentait toujours mal à l'aise. Quelque part entre la culpabilité d'écouter en cachette des conversations qui, visiblement, ne lui étaient pas destinées, et le malaise de voir les rôles ainsi inversés. Après tout, était-ce vraiment normal qu'elle, qui est censée être la maîtresse des lieux, doive ainsi se cacher et se sauver devant son personnel ? Était-ce bien à elle de se sentir coupable comme une enfant prise en faute ?... Au contraire, même, n'était-ce pas justement son rôle, dans ces moments-là, de manifester sa présence et d'intervenir pour faire cesser les ragots, pour rétablir le statut et l'autorité de son mari et pour le faire respecter sous son toit ?... Mais par ailleurs, qu'avait-elle réellement à reprocher au personnel ? Ils ne colportaient pas de mensonges. Ils ne faisaient que discuter tout naturellement d'une situation bizarre qui posait question à tout le monde. Pouvait-elle vraiment leur reprocher ça ? D'ailleurs, de toute façon, se disait-elle, ne s'exprimeraient-ils pas quand même, qu'elle soit présente ou non ? N'en diraient-ils même probablement pas plus encore en son absence ? D'ailleurs, s'ils s'exprimaient, n'était-ce pas justement parce qu'ils la pensaient hors de portée de voix ? Et s'ils cessaient de s'exprimer, comment pourrait-elle autrement savoir ce qu'elle voulait savoir ?

Mais le pire de tout, c'était leurs regards à eux tous lorsqu'avaient lieu ces séances de torture - ou de pénitence, ou d'expiation, comme lui préfère encore toujours les appeler. C'était les regards que tous posaient sur elle. Oh, pas des regards fixes, non. Personne n'aurait osé. Mais des regards quand même. Des regards auxquels elle ne réagissait pas, qu'elle faisait même semblant d'ignorer. Mais des regards quand même. Et, surtout, des regards qu'elle ne savait trop comment interpréter. Étaient-ils critiques ? Lui reprochaient-ils quelque chose ? Quoi au juste ? De ne pas intervenir ? De ne pas s'y opposer ? De ne pas être capable de l'empêcher ? Ou même, bien en amont, d'être à l'origine de ce qui était en train de se passer ?... De ne pas être celle qui le soignait et le soulageait quand il en avait fini ?... Était-ce la pitié ? Et derrière la pitié, était-ce le mépris ? Lui reprochaient-ils tous de ne pas être à la hauteur de la situation ? Surtout alors qu'il l'avait déjà reniée et rejetée auparavant... Et sinon, c'était quoi ?...

Et puis, et puis, et puis, tout de même, était-ce normal de sa part, elle qui était censée être la maîtresse des lieux, elle qui était censée être l'épouse, de dépendre ainsi de son petit personnel pour savoir ce que faisait son mari, dans quel état il se trouvait, à quoi ressemblait son corps ? N'aurait-elle pas normalement dû être la première à le savoir, même si le reste du monde en ignorait tout, alors qu'elle n'était même pas la dernière à le savoir puisque c'était elle qui en ignorait carrément tout ? Et qu'à la Petite Forteresse, elle était probablement la seule à l'ignorer encore, puisque derrière son dos, tout le monde commentait la chose et qu'à la condition expresse qu'elle soit - ou qu'on la croie - hors de portée de voix, personne ne se gênait pour le faire ?

Et le plus pénible à supporter, c'était d'être seule face à tout ça.

Être seule. N'avoir personne à qui parler. Personne à qui demander un conseil. Personne pour lui dire ce qui se passait, ce que les gens pensaient, pour l'aider à trouver son chemin, à savoir quoi faire et comment réagir. En être réduite à jouer aux devinettes. Sans jamais pouvoir être certaine de deviner juste. Son chemin parmi les humains a toujours été pour l'essentiel fait de solitude. De la pire des solitudes : celle d'être isolée et perdue au milieu d'une foule hostile - ou alors, indifférente. Mis à part quelques exceptions auxquelles elle se raccrochait, et se raccroche encore, comme à des poteaux de repère sur un fleuve en crue. Ou comme à des lumières dans la nuit.

Dans sa nuit humaine, Siegfried, bien sûr, est sans conteste la plus brillante de ces lumières. Même si, avec le temps, elle s'est révélée intermittente. Et c'est vrai qu'elle n'en a pas beaucoup d'autres. Il y a bien le Père Adalbéric qui a essayé d'en être une deuxième et de lui servir de guide, mais ils ne parlent pas la même langue. Leurs univers sont trop éloignés, et elle n'oserait pas, à lui non plus, lui révéler qui elle est vraiment.

Il y a, de manière inattendue peut-être, Geerty aussi. La seule qui lui soit venue en aide quand elle, qui croyait - sans doute avec beaucoup de naïveté - que l'union entre une sirène, même transformée par un sortilège, et un humain ne pourrait jamais rien donner, a dû finir par comprendre que la semence de Siegfried était en train de germer au creux de son ventre. La seule qui ne se soit pas étonnée outre mesure de son immense ignorance et qui ait eu assez d'indulgence pour l'attribuer à une simple éducation déficiente par manque de temps, parce qu'elle aurait perdu toute sa famille trop jeune et qu'elle serait restée trop longtemps livrée à elle-même en pleine nature, sans autres humains pour lui expliquer ou lui montrer par leur comportement comment les choses se passaient dans son espèce. La seule qui lui ait tenu la main dans ce qui fut pour elle une épreuve, la première fois certes mais aussi les six autres qui ont suivi, même si c'était à un degré moindre puisqu'à ce moment-là, elle bénéficiait déjà d'une certaine expérience. Mais même la guidance de Geerty trouvait quand même ses limites, malgré toute sa bonne volonté.

Dans le milieu qui était censé devoir être le sien, celui des comtes, marquis, ducs et autres nobles, elle a connu plus d'égarement volontaire que de vraie guidance. Pour faire d'elle la risée du milieu au mieux, pour tenter carrément de lui nuire au pire. Mais dans un cas comme dans l'autre, pour bien lui faire comprendre qu'elle était une intruse, une indésirable, qu'elle n'était pas à sa place là-bas, qu'elle n'avait rien à y faire, et que ce qu'on attendait d'elle, c'était de la voir débarrasser le plancher, et plus vite que ça. Elle ne sortait pas du sérail, elle y était une étrangère, elle était de trop, la concurrence était déjà trop rude sans elle donc elle n'y était pas la bienvenue pour en rajouter encore, et cela, on le lui a bien fait sentir. Personne n'avait le droit de la sommer de disparaître du paysage et tout le monde le regrettait amèrement, c'était palpable, mais tout le monde faisait tout aussi pour la pousser à le faire d'elle-même. Ou plutôt, certains et surtout certaines ne se privaient pas de jouer en la matière un rôle plus ou moins actif, de la passivité agressive aux petites piques venimeuses en passant par le langage du corps et des attitudes, et tous les autres se contentaient de rester neutres, attentistes, de faire semblant de rien en gardant envers elle une simple politesse de façade, et de compter les points.

Ce milieu a tout fait pour tenter de se mettre entre elle et Siegfried et de les séparer, en espérant le rendre gêné d'elle, en colportant des ragots ou en créant des situations ambiguës. Elle a surpris des conversations selon lesquelles d'autres qu'elle auraient bien mieux convenu pour devenir l'épouse de Siegfried. Certaines estimaient même ouvertement que c'était leur propre cas. Mélusine comprenait très bien que si elle s'en était allée à ce moment-là, la chasse au mariage aurait immédiatement été ouverte avec Siegfried pour gibier.

Le jour où pour la première fois, elle est apparue parmi eux tous le ventre arrondi, elle a pu sentir tout autour d'elle les ondes négatives de la jalousie et de la rage, au point de ressentir le besoin de poser les mains sur son ventre pour protéger le petit être qui était en train de s'y former. L'enfant de Siegfried. Son petit miracle à elle. Même Siegfried, certes beaucoup moins perceptif qu'elle mais avec ses instincts naturels affûtés par la pratique de la chasse et de l'équitation, s'est senti obligé de faire passer un message implicite en adoptant vis-à-vis d'elle des postures protectrices et en adressant à la cantonade des regards farouches plus ou moins ciblés.

Puis Heinrich est né, puis d'autres enfants sont arrivés, et avec le temps et les répétitions, petit à petit, leur milieu s'est calmé. Tout le monde a fini par comprendre que la comtesse Mélusine de Lucilinburhuc était là pour rester et qu'il valait mieux s'y résigner. Et puis, au final, elle assurait une descendance à son époux comme elle était censée le faire. Elle s'intégrait ainsi à l'ordre des choses. Elle devenait de fait l'une d'entre eux, qu'ils le veuillent ou non.

Et peu à peu, à des rythmes divers, les uns puis les autres s'y sont faits, les unes puis les autres ont fini par en prendre leur parti, on a cessé de reprocher au comte Siegfried de Lucilinburhuc de s'être laissé piéger par le fantasme de la belle et mystérieuse étrangère au lieu de décider rationnellement comme tout le monde de prendre épouse dans son milieu en impliquant les familles selon les us et coutumes en vigueur, et Mélusine a enfin trouvé une place dans le paysage. Une place qu'on ne lui accordait certes que de mauvaise grâce, et dont on ne peut même pas dire qu'elle l'ait jamais conquise de haute lutte parce qu'elle a plus résisté à un rejet général de principe que tenté d'imposer ses mérites et de revendiquer ses droits, certes, mais une place quand même. Une place qu'envers et contre tout, elle pouvait quand même appeler la sienne.

Mais pas une seule, et pas un seul, dans ce milieu qui était censé devoir être le sien, ne s'est jamais levé pour prendre son parti, pour la défendre ou pour lui prendre la main. Personne à part Siegfried lui-même. Elle a dû tracer son chemin largement toute seule, et malgré tout son amour et toute sa bonne volonté, Siegfried avait bien d'autres choses à faire que lui servir de guide. Et puis, avoir trop besoin de sa guidance aurait pu l'alerter quant à sa vraie nature. Il valait mieux pas - même si les solutions alternatives ne se bousculaient pas au portillon. Les moins hostiles assistaient de loin aux luttes souterraines en cours, en analysaient les évolutions, comptaient les points et décidaient de la conduite à tenir (à défaut du parti à prendre, parce que là, tout le monde tombait plus ou moins d'accord) selon le gagnant du moment. On allait même jusqu'à reprocher à Mélusine d'être à l'origine de la construction de la Petite Forteresse et de l'émergence de Lucilinburhuc, qui faisait concurrence aux bourgs castraux alentour. On murmurait que Siegfried était déjà suffisamment loti au départ avec Koerich et Feulen, et qu'acquérir ces terres dans la vallée de l'Alzette était de sa part une folie qui ne pouvait avoir été inspirée que par "la belle et vénéneuse étrangère qui lui faisait perdre l'esprit". Et encore aujourd'hui, elle capte parfois au vol que dans leur milieu, la ferveur fanatique de Siegfried pose question et que d'aucuns prétendent subodorer qu'elle, Mélusine, pourrait bien être à son origine...

Rien n'a jamais été facile pour Mélusine parmi les humains.

Elle ne peut pas réellement dire qu'elle y a conquis sa place. Résister à une armée d'envahisseurs qui veulent vous prendre votre place, est-ce être conquérant ?

Mais si elle n'avait pas remarqué un jour le comte Siegfried passant près de sa grotte, et s'il n'avait pas été attiré par son chant, aurait-elle jamais voulu tenter l'aventure d'aller vivre parmi les humains ? Là réside peut-être la conquête : dans le fait en soi de ne pas rester à sa place, de ne pas se contenter de son sort... Après tout, n'a-t-elle pas autrefois pris l'initiative de faire ce qu'il fallait pour s'attirer l'amour de Siegfried ? Et en le faisant, n'a-t-elle pas changé les choses ? N'est-ce pas justement ça, la conquête ?

Même si ce qu'elle voulait conquérir au départ n'était pas une place dans un monde qui ne voulait pas d'elle.


Musique : THROUGH THE STORMS WE STAND - Efisio Cross


Épisode 68 : Traces


Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos

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