Épisode 66 : Le regard des autres
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Épisode 66 : Le regard des autres
Sido se demande ce qu'il peut bien y avoir là-haut sur le chemin de ronde, entre deux créneaux, dans la lumière du couchant. Elle voit bien une ombre, mais elle n'arrive pas à identifier de quel genre de créature il s'agit. Elle est fascinée et, pour tout dire, elle a un peu peur. De bien étranges créatures peuplent la nuit, dit-on. Et même parfois le jour aussi. Et puis si c'est un animal, comment est-il arrivé là ? N'est-il pas dangereux ? Ne va-t-il pas se mettre à dévorer tout le monde ?
Puis l'ombre se divise. Et elle s'aperçoit que ce qu'elle avait cru être un seul être là-haut était, en fait, deux créatures bien distinctes dont les silhouettes se confondaient. Un homme et une femme. Puis elle les reconnaît. C'est Monsieur le Comte et Madame la Comtesse.
- Baisse les yeux, Sido. On ne regarde pas les gens fixement comme ça. Ça ne se fait pas.
Leni, sa mère, vient d'arriver avec son père et l'entraîne à l'écart. Sido tourne la tête dans leur direction et voit son père qui, lui aussi, regarde en l'air en direction des silhouettes sur le chemin de ronde.
- Du scheinheiliger Scheisskerl, du, Graf Siegfried !... Sale hypocrite !
- Surveille ton langage devant la petite, Jhemp. Et ne parle pas trop fort, les voix portent ici. Ils pourraient t'entendre de là-haut.
- Il n'a qu'à ne pas se donner en spectacle, tiens ! Regarde-moi ça, quand même ! Aucune tenue. Et puis derrière, ça vient prendre de ses grands airs supérieurs avec les petites gens comme nous !
- Si ça ne te plaît pas de voir ça, tu n'as qu'à ne pas regarder, c'est tout. Détourne la tête, regarde autre chose. Il y a assez à voir.
- Je me contenterais de ne pas regarder si lui ne se mêlait pas de faire la leçon à tout le monde sur tout et sur n'importe quoi ! Et surtout sur ce qui ne le regarde pas ! Qu'il s'occupe de ses affaires. Tiens, qu'il s'en occupe un peu, de sa Gräfin. Ça nous lâchera la jambe !
- Ah ça, pour s'en occuper, il avait l'air de bien s'en occuper, ça, on peut le dire.
- Ben s'il s'en occupait un peu plus souvent comme ça, il se mêlerait un peu moins des affaires des autres et on serait plus tranquilles. C'est facile de venir faire la leçon aux petits comme nous sur tout et sur n'importe quoi, et puis derrière de faire n'importe quoi comme on le veut juste sous prétexte qu'on est soi-disant quelqu'un d'en haut !
- Qu'est-ce que tu veux, Jhemp, Här ass Här a Max ass Max. C'est ainsi que le monde tourne. Il faut bien s'y faire.
En approchant de l'aile du château, leur chemin croise celui de Geerty qui sort de la buanderie un panier de linge sous le bras.
- Et alors Jhemp, qu'est-ce qui se passe ? On t'a entendu pester jusqu'ici. Qu'est-ce qu'il t'a encore fait, Monsieur le Comte ?
Le visage de Jhemp est fermé et buté.
- À moi personnellement, il ne m'a rien fait. En tout cas pas juste maintenant. Mais il manque de tenue avec sa Gräfin là-haut sur le chemin de ronde. C'est bien la peine de nous faire à nous des leçons de morale longues comme le bras, si lui-même ne les respecte même pas ! Pouah. J'ai horreur des hypocrites. En plus de ça il y a des enfants ici. Notre Sido les a vus ! Ce n'est pas un spectacle pour des enfants, ça.
- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils étaient en train de faire ? Il la battait ou bien quoi ?
Jhemp et Leni se taisent un moment, surpris, se regardent, puis éclatent de rire.
- Si ce que nous avons vu, c'est ça être battue, alors moi, je veux bien l'être, je n'ai rien contre !... Non, ce que nous avons vu, c'était plutôt le contraire je dirais.
- Attendez... vous voulez dire... c'était Madame la Comtesse qui... ?
Les rires de Jhemp et Leni repartent de plus belle.
- Non mais expliquez-moi ! Je n'y comprends plus rien, moi !
Jhemp arrive le premier à retrouver assez de contenance pour pouvoir parler.
- Eh bien, si on m'avait dit que je finirais par en rire ! Ach, du Graf Siegfried, du...
Leni retrouve son souffle à son tour.
- Bon, ils restaient quand même tous les deux dans certaines limites, mais... ils se prenaient dans les bras sur le chemin de ronde devant tout le monde, voilà.
Geerty jette un regard vers la cour déserte à part eux.
- C'est vrai qu'il y a foule pour assister au spectacle, hein.
Jhemp a un geste d'énervement.
- Il n'y avait peut-être pas foule, mais il y avait quand même quelqu'un. La preuve, c'est que nous les avons vus. Et pas que nous. Notre Sido aussi les a vus. Et ça, ce n'est quand même pas un spectacle pour les enfants. Surtout de la part de quelqu'un qui se vante d'être discret et qui demande aux autres de l'être aussi. Puis de toute façon, c'est le principe. Quand on prêche quelque chose, il faut le pratiquer aussi.
Leni se tourne vers lui.
- Et puis c'est normal de se tenir un minimum quand il y a des enfants qui peuvent voir. Je trouve aussi.
Geerty soupire de soulagement.
- Ouf. Au moins ils ne sont pas en train de se bagarrer. Parce que ça, pour nous, ça n'aurait pas été bon du tout.
- Oh tu sais Geerty, pour nous, pour ce que ça change... autant dire rien. Nous devons quand même faire notre travail.
- Mais nous nous faisons peut-être un peu moins engueuler, Leni. Au moins, quand Monsieur le Comte est calme, il laisse les gens tranquilles. Il se sent trop bien pour avoir envie d'embêter qui que ce soit.
- Être tranquille, qu'est-ce que ça signifie au juste avec quelqu'un comme lui.
Jhemp dépasse Leni et avance un peu, jette un regard sur le bâtiment où Sido a déjà disparu, puis se retourne vers les deux femmes.
- Ben il serait un peu moins nerveux avec les autres.
Leni soupire.
- La différence avec lui, c'est que quand il est nerveux, il a du mal à rester une heure sans gueuler sur quelqu'un. Quand il est calme, si on a de la chance, on peut rester trois heures sans l'entendre gueuler quelque part. Si on a de la chance ! Alors, tu sais, pour ce que ça change en réalité, hein.
- Ben trois heures de calme dans une journée, c'est toujours bon à prendre.
Geerty réajuste l'assise de son panier à linge sur sa hanche.
- En tout cas c'est toujours mieux quand il y a une bonne entente entre tout le monde. Oui, on doit quand même toujours faire notre travail, mais on le fait de meilleur cœur.
Leni fait une moue dubitative.
- Bof... Moi, pour survivre ici, j'ai appris à me détacher complètement des humeurs des uns et des autres. Je fais ce qu'on me demande comme on me le demande, je ne me pose pas d'autre question et je ne m'occupe pas de tout le reste, ce ne sont pas mes affaires, ça ne m'intéresse pas. À partir de là, lui là-haut, il est calme ou pas, nerveux ou pas, il gueule ou pas, ce n'est plus mon problème et ça ne change plus rien.
Jhemp fait une mine sombre.
- On voit bien que tu ne dois pas travailler pour lui.
- Oh, tu sais, elle là-haut, elle n'est pas beaucoup mieux. Faut pas se faire d'illusions. Faut pas se fier à son air calme.
Geerty fait un mouvement vers Leni.
- Tu ne peux pas dire ça. C'est vrai qu'elle n'est pas très causante ni très sociable, mais ce n'est pas une méchante femme.
- Mouais, ben moi à ta place je ne m'y fierais pas, à cette plante vénéneuse-là.
- Tu es méchante avec elle, Leni.
- Pas méchante, lucide et réaliste. C'est vrai que toi, tu prends toujours son parti, je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, mais tu sais très bien que je ne suis pas la seule à penser comme je le fais.
Jhemp fait un pas de côté.
- Bon les femmes, je vous laisse causer, hein, mais moi j'ai à faire. Et tant qu'à faire, je m'en vais voir où Sido a filé.
Les deux femmes lui lancent un "salut" et reprennent leur conversation.
- Oui, il y a beaucoup de gens qui la traitent de plante vénéneuse comme toi tu le fais. Mais vous, vous ne voyez pas ce que moi je vois.
- C'est-à-dire ?
- Moi je vois depuis toujours que parmi nous, elle est toute perdue. Elle a besoin qu'on l'aide, mais elle n'ose pas le demander. Mais quand quelqu'un voit ce qui se passe et prend l'initiative de lui tendre la main, elle est toute contente. Elle a presque un regard de petite fille. Et puis tu sais, quand Monsieur le Comte lui a fait la... saleté qu'il lui a faite il y a quelques années, si tu te souviens ?
Leni réfléchit un moment.
- Ah oui, ça. Ben si tu veux mon avis, elle n'avait pas l'air d'en souffrir des masses. Elle continuait à fonctionner quand même. Moi en tout cas je n'ai pas vu que ça changeait grand-chose pour elle.
- Elle faisait bonne figure, c'est tout. Comme n'importe laquelle d'entre nous l'aurait fait à sa place. Mais moi j'ai bien vu ce qui se passait derrière, quand elle croyait que personne ne regardait. Elle se cachait pour pleurer. Il lui arrivait même de hurler de douleur. Et ce n'était pas de la comédie. Moi j'en ai vu passer, des mouchoirs à laver, à cette période-là. Je te prie de croire qu'il y avait largement de quoi laver.
- Bon, oui, et alors ? Ça date d'il y a longtemps, et ça m'a bien l'air d'être du passé, toute cette histoire. Surtout avec ce que nous venons de voir aujourd'hui.
- Eh bien tant mieux. Moi je suis bien contente que les choses aillent mieux entre elle et Monsieur le Comte. Elle a toujours eu l'air de beaucoup l'aimer. Plus en tout cas qu'il ne le méritait.
- Ben moi je ne suis pas du tout de cet avis. Moi je dis au contraire que vouloir se détacher d'elle, c'est peut-être la seule bonne chose que lui là-haut ait jamais faite de toute sa vie. Je l'ai toujours pensé, même dans les moments où j'étais la seule à le faire. Ce n'est pas normal qu'il ne voie qu'elle comme il le fait. Il est envoûté, il est ensorcelé, ce n'est pas possible autrement. Mais ce ne serait même pas étonnant avec cette plante vénéneuse qui lui sert de femme. Elle a bien la tête à ça. Je ne serais pas surprise du tout si je devais apprendre qu'elle lui verse des philtres dans sa boisson.
- Si elle était aussi sorcière que tu le dis, Leni, il ne lui aurait jamais fait la saleté qu'il lui a faite. Elle aurait su l'en empêcher. Et même s'il avait dû la lui faire quand même un jour, au lieu de se lancer dans toutes ces pénitences invraisemblables qui ont créé un tel froid entre eux, il serait revenu vers elle direct en pleurant et en rampant.
- Bon - ça, c'est ton avis. Moi, je vois les choses autrement.
- C'est-à-dire ?
- Moi, je vois que lui là-haut, c'est peut-être un gueulard et qu'il est beaucoup trop nerveux avec tout le monde, mais c'est un vrai homme qui voit très bien ce qui est en train de se passer et qui lutte de toutes ses forces pour se libérer. Ses "pénitences invraisemblables" comme tu les appelles, c'est son combat pour extirper la sorcellerie et l'envoûtement hors de son sang. Malheureusement il n'y est pas arrivé. J'espère juste qu'il n'abandonnera pas. Qu'il continuera le combat. Les autres le disent hypocrite. Le Jhemp par exemple. Moi je dis qu'ils n'y comprennent rien. Il est juste en train de lutter pour sortir de l'envoûtement et pour récupérer sa liberté d'homme. Forcément qu'il est nerveux. Au fond, c'est elle, sa femme, la plante vénéneuse, la sorcière, c'est elle qui le fait comme il est.
- À t'entendre, on dirait que tu es jalouse d'elle et amoureuse de lui.
- Je pense juste que toutes les femmes on droit à une chance égale. Mais je ne suis pas amoureuse de lui là-haut, ça non. Ah ça non. Et pas seulement parce que j'ai déjà Jhemp. Tu sais, Geerty, l'amour, c'est de jolies histoires que nous aimons bien qu'on nous raconte. Mais la vie réelle, elle ne fonctionne pas comme ça.
- Donc ça ne te plaît pas que Monsieur le Comte aime Madame la Comtesse et qu'il lui reste fidèle ? Tu préfères qu'il s'en aille cuisser et faire des bâtards un peu partout ? Comme tant d'autres ?
Leni baisse la voix.
- Je dis qu'il est normal que les femmes de chez nous autres les petits usent de tous les moyens à leur disposition pour assurer à elles-mêmes et à leur famille une ville meilleure. Être l'une des favorites de leur seigneur en est une. Une parmi d'autres. Je ne dis pas que c'est bien, hein. Mais je ne dis pas que c'est mal non plus. Je dis juste que c'est la façon dont le monde réel fonctionne. C'est la règle, c'est tout. Et lui là-haut, en se conduisant comme un ensorcelé d'amoureux transi, il est en train de briser les règles. Et c'est ça qui n'est pas bien : c'est de briser les règles. Et pour quoi, pour qui, à cause de qui brise-t-il les règles ? À cause de cette plante vénéneuse là-haut qui lui sert de femme et qui n'a rien compris à rien. Non mais qu'est-ce que tu crois qu'elles font, les femmes des autres seigneurs ? Elles savent très bien ce que leurs hommes fabriquent, mais elles ferment les yeux et elles font semblant de rien. Du moment qu'en fin de compte leurs hommes restent avec elles, qu'ils ne partent pas avec une autre et qu'ils ne dépensent pas toute leur fortune avec les autres, pour elles, c'est bon. Elles comprennent qu'un homme, ben, c'est un homme, quoi - et elles comprennent aussi que les autres, ce sont juste des amusettes passagères, des histoires de lit qui reçoivent pour leurs services une obole qui n'a peut-être aucune valeur pour le seigneur et sa femme, mais qui représente le monde pour celle qui le reçoit. Pas parce qu'elle y voit un gage d'amour quelconque, éternel ou non, mais parce qu'elle y voit un moyen d'améliorer son quotidien. Les gens comme nous ont les pieds sur terre. On est bien obligés. Faut bien survivre. La tête dans les nuages, laisse ça aux gens comme eux là-haut. À ceux qui peuvent s'en permettre le luxe. D'ailleurs, la plupart du temps, on ne peut pas dire que ça fonctionne des masses, leurs rêves. Si tu vois ce que je veux dire.
- Et les fois où ça fonctionne, ça brise les règles.
- Tu as tout compris.
- Et elle, en crevant les tripes à l'air à cause de la saleté qu'il lui avait faite, elle aussi, elle brisait les règles ?
- Écoute, Geerty. Moi, ce que je ne comprends pas dans tout ça, c'est comment et pourquoi elle n'a pas purement et simplement fait ses bagages après ça, si vraiment ça lui faisait si mal. En prenant ses enfants sous le bras, bien sûr - le contraire aurait fait d'elle une mère indigne.
- Et pour aller où ? C'est une étrangère qui a perdu toute sa famille.
- Ça, c'est ce qu'on raconte. Personne n'a de preuves. Et puis, même si c'est vrai, même si elle n'a plus ni père ni mère ni sœur ni frère, elle doit quand même bien avoir quelque part des oncles, des tantes, des cousins, des cousines. Des gens qu'elle peut contacter en cas de besoin et qui auraient pu venir la chercher avec tout son petit monde. Tout le monde en a, des gens comme ça, même les étrangers. Surtout dans ce milieu-là, où tout le monde vient de plus ou moins loin. Non mais tu ne trouves pas bizarre, toi, qu'on n'ait jamais vu nulle part personne de sa famille ?
- Sa famille à lui ne se bouscule pas vraiment au portillon non plus pour venir ici.
- Justement. Encore quelque chose de bizarre, ça. Non, moi je trouve qu'il y a tout un tas de choses qui ne collent pas avec ces deux-là. Si je ne cherche pas à en savoir plus, c'est parce que j'ai une vie et déjà bien assez à faire sans ça, mais quand même - je trouve ça louche et je serais bien curieuse de savoir ce que tout ça cache. Il y a beaucoup trop de choses qui ne sont pas normales.
- Ils sont différents, c'est tout. Le reste, c'est leurs affaires.
- Ben tu es vite contente, toi. Enfin, si ça te suffit... Bon. C'est pas tout ça, mais j'ai du boulot qui m'attend. À la prochaine, Geerty.
- À la prochaine, Leni.
Toutes les deux disparaissent dans le bâtiment, Leni vers les cuisines, Geerty vers le boudoir de Mélusine.
Musique : VØJ, Narvent - Memory Reboot
Épisode 67
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