- Et voilà, les sortilèges, voilà où ça mène... et voilà où ça t'a amenée.

Dans les entrailles de la terre, Mère Nature, un chaudron à la main, longe la rivière de lave où gît désormais Mélusine, transformée en serpent de feu et réduite au silence.

- Je t'avais pourtant prévenue. Je te l'avais dit, qu'il y a toujours un prix à payer quand on veut tordre les lois de la nature. Mais comme d'habitude, tu n'as pas voulu m'écouter, hein. Tu t'es crue la plus forte. Et regarde maintenant où tu en es.

Mélusine voudrait répondre. Elle voudrait réagir. Mais la clé d'or dans sa bouche la verrouille, et elle n'a plus de bras pour l'enlever. Alors pour toute réponse, elle se tourne et se retourne dans sa rivière de lave, éclaboussant la roche au passage.

- C'est pas la peine de t'agiter comme ça, tu sais, ça n'y changera plus rien du tout. Tu auras beau te tordre dans tous les sens, la sirène, pour toi, c'est fini pour longtemps. Au moins, pour le jour très lointain où tu t'en sortiras, j'espère pour toi que ça t'aura appris à te tenir tranquille. Et maintenant déjà, tiens-toi tranquille en tant que serpent dans ta lave. Tu vas mettre le feu partout !

Un jet de vapeur brûlante sort des narines de ce qu'est devenue Mélusine, avec le son correspondant.

- Oui, je sais, ça ne te fait pas plaisir d'être ici et de te retrouver comme ça. Eh bien figure-toi que ça ne me fait pas plaisir à moi non plus, si tu veux tout savoir. Moi aussi, je préfèrerais que les choses soient autrement. Parce que, crois-moi, je n'aime pas du tout te voir ainsi dans cet état. Mais que veux-tu que j'y change ? Les lois de la nature sont les lois de la nature.

Mère Nature pose son chaudron par terre à côté d'elle.

- Au moins tu ne peux pas dire que je ne t'avais pas prévenue. Crois-moi, pendant toutes les années que cette histoire a duré, à chaque fois que tu as utilisé tes sortilèges, mon cœur s'est serré et j'ai espéré de toutes mes forces que tu t'en sortes. Et à chaque fois que tu as eu un enfant, crois-moi, j'ai tremblé pour toi. Tu as eu du flair d'ajuster les choses à ces moments-là. Tu sais, tu n'aurais pas été la première sirène à te faire féconder par un humain en tant que sirène et à mourir en mettant son enfant au monde. Et quand ça ne se passe pas comme ça, combien d'humains ont été attirés par les chants des sirènes, se sont dirigés vers elles et en sont morts ? Chez les marins, il y en a des cimetières, de pareils. À de très rares exceptions près, entre les sirènes et les humains, les histoires d'amour sont des histoires de mort. Ton histoire avec le tien est l'une de ces très rares exceptions. Et encore ne tenait-elle qu'à un fil. Au fil très fragile d'un sortilège... Je n'ai pas voulu te faire peur il y a vingt-cinq ans, mais peut-être que j'aurais dû. J'aurais dû te parler beaucoup plus franchement et te flanquer un peu la frousse. Ça t'aurait peut-être rendue plus raisonnable, et tu n'en serais pas là où tu en es maintenant. Et franchement, je regrette de ne pas avoir été plus franche et plus directe avec toi. Parce que crois-moi, ça ne me fait pas plaisir de te voir comme ça. Pas du tout, même. Mais malheureusement pour toi comme pour moi, je ne peux rien changer à ça. Je peux juste venir de temps en temps taper un brin de causette avec toi, si ça peut te faire plaisir et te consoler un peu. Mais je ne peux malheureusement rien faire de plus.

Les yeux du serpent de feu laissent tomber dans la lave des larmes qui grésillent et s'évaporent en fumée.

- Ce que je pourrai faire, c'est te guider pour te dire comment survivre dans ton nouvel environnement. Ça, je peux faire. Et fais-moi confiance, je le ferai. Je suppose qu'avec le temps, tu finiras par t'y habituer. Après tout, tu as bien réussi à t'adapter pendant vingt-cinq ans à la vie chez les humains alors que tu n'en avais jamais rien appris, et pourtant c'est invraisemblablement compliqué, alors je crois en toi. Parce que chez les humains, au fond, ça marche pareil que dans la nature : soit on s'adapte, soit on meurt. Et il faut bien reconnaître que dans la nature, c'est beaucoup moins compliqué que chez les humains. Ce n'est certainement pas toi qui me contrediras, hein.

Mélusine voudrait tellement lui parler de Siegfried. De son appel si déchirant même si elle ne l'entend que de loin. De son cœur à elle qui se brise. Elle voudrait demander à Mère Nature des solutions pour tout cela. Mais elle est irrémédiablement réduite au silence.

Mère Nature ramasse son chaudron.

- En tout cas tu as tout intérêt à trouver un moyen de t'adapter ici, parce que je peux te dire que tu y es pour longtemps. Et ce n'est pas ton humain qui viendra te délivrer d'ici en enlevant ta clé d'or avec sa bouche. Ça, crois-moi, il n'est pas près de le faire. D'abord, il ne sait même pas où tu es. Ensuite, même s'il le savait, je ne vois pas très bien comment il ferait pour venir jusqu'ici. Et enfin, même s'il trouvait un moyen, je ne vois pas très bien comment il pourrait se débrouiller pour ta clé. À moins d'un sortilège, encore une fois... Mais comme tu n'as jamais pu oser être franche avec lui à ce sujet, j'en conclus assez logiquement que les sortilèges, ça ne doit pas être trop son truc. S'il est un tout petit peu raisonnable, il verra tout de suite que c'est infaisable et il renoncera. Sans parler du fait que, soyons franches, un serpent de feu, ça ne fait pas autant envie qu'une sirène... En plus, d'après ce que je peux percevoir, il a lui-même d'autres problèmes à régler et bien d'autres chats à fouetter. En tout cas, moi, si j'étais toi, je ne compterais pas trop là-dessus. Je ne te dis pas tout ça pour te saper le moral, mais je te dis tout ça pour que tu sois motivée pour les bonnes choses et pour les vraies solutions, et pour que tu ne te laisses pas distraire par de faux espoirs. Tu auras bien besoin de toute ton énergie pour faire ce que tu auras à faire pendant tous les très, très, très, très longs temps qui vont venir et que tu vas avoir devant toi, ma belle.

Mère Nature se prépare à partir.

- Allez, courage. Tu commences une nouvelle vie. Tu as vécu longtemps comme sirène. La sirène est morte, vive le serpent de feu !... En attendant je dois partir, j'ai à faire. Mais ne t'en fais pas. Je reviendrai.

Mère Nature s'en va et en partant, elle murmure, comme pour elle-même :

- Ne t'en fais pas, ma belle, je reviendrai. Je ne te laisserai pas comme ça toute seule. Mais si seulement tu m'avais écoutée... au lieu de vouloir n'en faire qu'à ta tête et de croire que rien ne pouvait t'arriver. Tu sais, même l'amour le plus pur n'est pas toujours suffisant... La preuve.

Musique : Lisa Gerrard - In Exile (Official Video)

Épisode 89 : Détresse

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