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L’Agonie

L’Agonie

Publié le 26 févr. 2020 Mis à jour le 27 sept. 2020 Curiosités
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L’Agonie

L’Agonie

 

Tu es poussé hors de la vie par l’exaspération qui monte en toi, vieil homme. Ce n’est d’abord qu’irritation de l’épiderme : le bruit des mo­tos, les bavardages au téléphone, une prétendue musique dans le moindre bar, les trottinettes infantiles, l’anglicisation débordante, ces grosses femmes voilées, l’encombrement de ceux que tu ap­pelles les ralentis, toi si vif, les innombrables ralentis, toi si seul.

Trop souvent une sorte de laideur morale te stupéfie. Une lai­deur qui n’est même pas intéres­sante. Ton es­prit en est pa­ralysé. Qu’ont-ils fait de leur vie ? Pourquoi ont-ils abîmé leur corps ? Pourquoi si mal vêtus ? Comment peut-on être aussi médiocre et n’en rien savoir ou n’en pas mourir ? Ils ne se con­nais­sent pas et ne voient stricte­ment rien, n’entendent rien, ne com­pren­nent rien. Ils sont bien trop occupés à babiller.

Peu à peu tu es chassé de ce qu’ils appellent la modernité – ou plutôt, l’actualité : l’ordinaire vulgarité – qui était moindre autrefois, peut-être à cause de ton énergie, de ta force, du désir, ou de ta joie de vivre, mais aujourd’hui, assurément, tu as appris à la discerner, à la reconnaître, à ne plus l’admettre.

Et parfois, vieil homme, c’est un reproche plus personnel, in­signifiant ou en tout cas infime, car tu es infime, absurde­ment infime, mais qui as-tu d’autre pour témoigner ? Ce n’est qu’un caillou dans ta chaussure, mais qu’as-tu d’autre que ton pied pour marcher ?

On t’a enlevé un banc en haut du boulevard, près de la bras­serie, qui était une halte heureuse quand tu reviens de chez ton amoureuse dans la nuit. Ce n’est rien ? C’est pourtant une injus­tice. Plus il y a de vieux moins il y a de bancs.

C’est bien peu ? C’est beaucoup quand les petits cailloux sont additionnés. On a fait de toi un être triste et commun, toi qui étais la gaieté et l’extraordinaire même. On a fait de ta vie une existence inesthétique et douloureuse.

Enfin tu vas céder, tu renonces à cette vie. Tu exclues ce qui t’exclue. Ils ont gagné. Mourir est trop souvent en avoir assez.

______

 

Mais voici un mouvement sur le boulevard, un léger déplacement, un bonheur – une eau fraîche !

Et tu résistes encore. Tu t’apaises. Tu te tiens bien droit sur le dernier banc de la ville à regarder la vie sauter à cloche-pied de flaque en flaque de pluie.

 

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