JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE - 30 mars
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE - 30 mars
Le jour où le monde bascula
30 mars
On sait comme ce qu’il y a de plus rapide – la lumière – met du temps à nous parvenir. Nous ne sommes pas des lumières. On ne s’étonnera pas outre mesure du temps que nous mettons à prendre toute la conscience nécessaire d’un évènement traumatique avec estimation des causes et conséquences les plus tordues. Ainsi ne me suis-je jamais remis de ma naissance.
J’étais donc allé rendre visite au grand Creux – comme certains l’appelaient désormais. Du moins, il me semblait : dans les rues personne ne se parlait à moins de dix mètres de distance et la distance faisait que, les propos étant rarement bien compris, on se répondait au jugé, et forcément mal, mais cela ne changeait pas beaucoup de ce qu’avaient été les conversations ordinaires, front contre front. Le surnom respectueux de grand Creux donné à la fosse, je le vérifiai auprès de mes correspondants Internet et dans quelques articles sur le site du journal local. Je reviendrai à ces procédés peu sérieux, si mon destin s’y prête.
Je me tenais sur le bord de la fosse. J’avais l’impression d’être un modeste sujet se présentant, tête découverte, devant une vaste et royale présence. Il en faut beaucoup pour m’impressionner mais là j’étais cloué par la terreur. Je n’arriverai jamais à monter les marches de l’auguste silence des lieux.
Je n’eus pas à le faire. Qu’on se souvienne que les convois arrivaient avec le crépuscule. Il n’était jamais personne pour assister aux vastes déversements, les familles n’en ayant plus l’autorisation. Chacun était ici un petit Mozart dans son corbillard solitaire mené hors des murs de Vienne. Si, après Mozart, le silence est encore du Mozart, le silence du grand Creux était encore l’humanité.
J’ai omis de dire – l’autre fois je ne le pouvais encore, émotionnellement parlant – qu’il se passa à l’arrivée du convoi qui menaçait mes pieds bien autre chose qu’une indignation, car...
Prenons le temps de la réflexion, il me faut mettre en ordre mes idées. Qu’on se souvienne de l’obscurité, qu’on se souvienne de ma consternation quand la benne se leva, qu’on se souvienne que j’étais proche du bord de l’abîme et que l’émotion trouble les réflexes ordinaires.
Ai-je besoin d’en dire plus pour l’instant ? Qui ne me devine ne mérite pas de me lire. Je m’y reprendrai une autre fois, j’aurai ce courage…
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Marc Potts]