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OURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE - 31 mars

OURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE - 31 mars

Publié le 31 mars 2020 Mis à jour le 28 sept. 2020 Culture
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OURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE - 31 mars

Au bord du grand Creux

 

31 mars

Donc le petit plénipotentiaire d’une énigmatique am­bassade se tenait, infime, devant le grand Creux – quand il bascula dans la fosse.

Voilà. C’est dit.

Je ne m’attarderai pas plus sur le sujet que je ne le fis dans le gouffre. J’évoquerai seulement que dans ma chute mes muscles, mes nerfs et jusqu’à mes cheveux tentaient de toute l’énergie du désespoir de remonter du vide – de revenir à contre-courant, d’échapper à la gravitation par des torsions éperdues de tout le corps. Je préciserai que je tombai sans un cri et que, rétrospective­ment, mon silence dut s’unir au silence de la fosse, ce qui expliquerait bien des choses actuellement…

Et c’en sera fini.

Ce qui s’est passé en dessous de la surface des hommes je ne m’en souviens pas et je crois que j’aurai beau user de toutes les techniques – psychanalyse, hypnose, champi­gnons hallu­cinogènes, poppers, que sais-je – rien ne fera remonter du néant cette partie de moi.

Et peut-être vaut-il mieux – quelque grande perte que ce soit pour la littérature. Celle-ci nécessite – tout comme un virus malin – un porteur sain qu’elle ne tue pas sous elle. Elle est bien trop intelligente pour ça.

Cela dit, je ne suis pas Orphée ou Ulysse ou Dante. Nous nous abusons pas. Soyons mesuré. Tenir plus ou moins un journal intime n’est qu’une activité ordinaire et très par­tagée – les rendez-vous sentimentaux d’une très jeune fille ou le livre de bord d’un paquebot transatlan­tique ou bien, dans mon cas, d’un bateau-mouche en temps de peste.

Mais la grande émotion de ces pages m’a donné faim. Je dois me donner à manger. J’ai un petit creux.

 

 

Autant abandonner l’usage des intertitres, coquetterie vieillotte qui n’est plus de mise quand le désarroi s’aggrave. Notre diariste est au plus mal et sa raison se perd dans les excès du confinement. Respectons son ma­laise.

L’action n’a rien de précipitée, la ville est en stase, et cette retenue du temps, des événements et de l’agitation ordinaire, agit sur la lenteur des esprits et des réactions, qui s’attardent, s’interrogent et reviennent sur eux-mêmes. Il se pourrait qu’à l’occasion d’une suspension de la vie sociale les habitants se mettent à réfléchir, mais conten­tons-nous d’un gros doute et d’un peu d’espoir…

 

32 mars

Je peux à peine décrire ce que furent mes pensées et mes émotions dans les heures qui suivirent. Vous connais­sez tous la mésaventure de Lazare – cette horreur d’être rame­né à la vie, et de plus par la générosité d’un altruiste, ou pour qu’un charlatan fasse son intéressant. Les horreurs d’une bonté inconsidérée comme d’une vanité sans li­mites !

Les réactions de ce pauvre garçon quand il fut tiré de la tombe, étaient les miennes. La stupeur. L’indignation. La colère. Et puis peu à peu s’insinuait la pensée fatale qu’on ne pouvait être vivant sans une bonne raison. L’anomalie était trop spectaculaire. Elle était porteuse d’enjeux inimagi­nables et qui ne pouvait que nous dépasser largement. Il restait à les découvrir.

J’en avais une petit idée mais je ne me l’avouai même pas. C’est une timidité. On verrait plus tard si elle réappa­raissait et se confirmait.

J’avançais à pas feutrés.

Un refrain, une rengaine idiote me hantait. Tous étaient tombés, un seul se releva. C’est ainsi que les insensés fi­nissent par entendre des voix. Dès lors, ils se connaissent comme nommés. Ils envisagent volontiers d’être en mis­sion pour le genre humain. Ils se racontent des histoires, ils se racontent n’importe quoi et vont bientôt être Appe­lés ! Ils vont égorger la voisine du genre humain, la fille de la voisine et le caniche de la voisine, tant qu’on y est.

Qu’on n’aille pas me prendre pour fou, aucun fer in­candescent et pourtant insubstantiel n’avait marqué d’un signe divin mon flanc de taureau. Je ne me racontais au­cune histoire. Il me suffisait d’aller à mes fenêtres contempler la ville déserte pour m’en convaincre.

Il ne s’agissait pas non plus de contribuer à la démence locale des agités des nuages – ceux qui se vouent à la fosse comme à un Allah psychopathe – et de risquer de leur donner raison par des pensées de mou du cerveau. Je ne me croyais pas plus guidé par l’œil d’Odin, la voix de Jeanne ou des sottises comparables.

C’est se prêter beaucoup d’importance, croire que notre existence concerne tout le sort de l’espèce humaine.

C’est ne pas reconnaître que nous avons simplement le pied pris dans un piège à loup.

C’est mettre du temps à admettre que la vie est une sorte d’escape game.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[l’image est d’Alfred Kubin]

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