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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 15 avril

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 15 avril

Publié le 16 avr. 2020 Mis à jour le 28 sept. 2020 Culture
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 15 avril

16 avril

Dans les premiers temps du confinement, des bienheu­reux prirent l’habitude de se mettre aux fenêtres en fin d’après-midi et de s’applaudir mutuellement, du moins c’est qu’il me sembla jusqu’à ce que j’apprenne qu’ils fé­licitaient nos services de santé rudement mis à l’épreuve, mais aussi bien ils auraient pu applaudir les nuages, car, la situation se dégradant inexorablement, ainsi que je l’ai dit, malgré les efforts et la bonne volonté, les fenêtres ne s’ouvrirent plus que pour des cris d’épouvante ou pour appeler à l’aide, et l’on pou­vait entendre les enfants cavalcader sans fin par les cou­loirs et les escaliers, pour cher­cher une issue à cette vie étrange que leurs parents leur of­fraient.

Les douleurs des malades n’étaient pas bien grandes, si l’on excepte en stade terminal les horreurs de la suffocation, qui sont tout de même une des pires sensations qui soient, je l’admets avec une grande considération. Si beaucoup mou­rurent, ce ne fut pas tant du mal que de la peur du mal. L’effroi de l’appréhension hébé­tait certains, et s’ils ne dépérissaient pas de chagrin, ils périssaient sur place à bout d’angoisse et sans le moindre signe de contamina­tion, ce qui est le plus idiot à imaginer. Il est vrai qu’on apprit ainsi qu’il y a des coups d’épouvante comme il y a des coups de foudre. On meurt bien plus facilement de son imagination que des blessures du corps, qui n’en a aucune. À moins de supposer que le rêve est l’imagination du corps.

J’ai dit comme le mal avait une activité d’une traitrise extrême en période d’incubation, sans se montrer jamais par le moindre symptôme à l’examen médical ou par d’autres indices qu’une fièvre bé­gnine ou bien une grosse fatigue et des courbatures, aisé­ment confondues avec les consé­quences d’un travail ma­nuel intense ou les petits maux coutu­miers aux fins d’hiver. Les infectés s’étonnaient d’être encore confinés, ils dépérissaient d’impatience devant tant d’injustice et ils se sentaient si à l’aise qu’ils se risquaient à enfreindre les consignes, ils quittaient avec soulagement les lieux de leur supplice et aussitôt tombaient raides sur le paillasson. Le mal les avait ac­compagnés jusqu’au seuil de leur demeure.

On aurait pu en sauver s’ils n’avaient été la cause de leurs maux. Décidé­ment, contrairement à ce qui avait été cru, la télévision n’était pas le remède à l’existence qu’on espérait. L’ennui d’être chez soi à ne rien faire, cet état de vacance que d’ordinaire ils appelaient de tous leurs vœux, se trouvait être au-dessus de leurs forces. Le face à face avec soi-même n’est digne que des plus endurcis par l’isolement carcéral ou des plus pensifs. À bout de nerfs, ils se faisaient violence, se jetaient d’un étage, ainsi que mon voisin, ou allaient se lancer dans la fosse, comme si c’était vraiment le seul lieu fréquentable, ou ils se noyaient dans le canal comme dans un rêve, à la grande fureur des canards, car l’eau finissait par déborder des parapets jusque sur l’asphalte et ils n’aimaient pas qu’on déplace le mobilier.

Il fut remarqué à cette occasion qu’on ne vit pas la moindre différence entre les hommes et les femmes, ils se comportaient aussi mal, de manière aussi brouillonne et avec une même inconséquence. C’était satisfaisant pour l’esprit de parité. On n’allait plus de longtemps m’em­bêter avec la chance d’être un homme.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[Auteur de l’image non identifié]

 

 

 

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